Une nouvelle aube audiovisuelle ?

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La mise en place de la directive SMA en France est-elle une révolution audiovisuelle comme l’avait présentée la ministre de la culture dans un entretien aux Echos? Tout bien pesé, en fait, oui et non. Oui parce qu’elle va entrainer une profonde mutation des modes de régulation du secteur, tant pour le CSA que pour le CNC ou l’Autorité de la Concurrence. Oui parce qu’elle peut augmenter fortement les commandes de séries aux producteurs français, avec un certain nombre d’effets de bord. Oui enfin parce qu’elle consacre dans la loi le basculement du centre de gravité du secteur au profit des plateformes. Mais non pour le cinéma, car elle ne lui apportera pas grand chose tout en ne réglant aucun de ses problèmes. Et non surtout parce que la directive ne fait qu’accompagner des tendances à l’oeuvre depuis longtemps sans les infléchir. Enfin, au-dessus des oui et des non, plane également un si: si les plateformes respectent vraiment ces contraintes.

La mise en place de la directive SMA est cependant loin d’être achevée et quelques rebondissements sont encore possibles. Néanmoins un socle apparait désormais solide :

  • Les services de svod, en France, vont devoir augmenter leur contribution à la production de programmes de manière importante, une aubaine pour les producteurs audiovisuels de séries et de documentaires et une moins bonne nouvelle pour les producteurs de cinéma. Quand les brumes se dissiperont, on verra que les proportions et les équilibres de tout le secteur de la production en sortiront profondément modifiés.
  • Les services américains de svod devront, partout en Europe, proposer au moins 30% de programmes européens. Si les pays européens appliquent vraiment la directive, une avalanche d’achats de programmes devrait s’ensuivre de la part de ces services qui sont encore très loin de respecter cette contrainte.
  • La chronologie des médias va évoluer vers un raccourcissement des fenêtres d’exclusivité des salles peut-être, de la vidéo et de certaines chaînes de télévision sans doute et des services de svod sûrement.
  • La régulation du secteur par le CSA et le CNC va s’adapter en profondeur et nécessiter notamment une réforme du compte de soutien et une adaptation du « logiciel » de l’Autorité de la Concurrence.

Mais il faut d’abord regarder où en sont les pays européens dans la traduction de la directive en droits nationaux et constater le splendide isolement de la France. Un deuxième point portera sur les conséquences, si tout se passe comme le gouvernement français affirme le prévoir, pour l’économie de la production cinématographie et audiovisuelle. On analysera ensuite la portée de la mesure portant sur les quotas, sans doute la plus importante à terme, et assurément  la plus commentée en Europe. Enfin nous consacrerons la dernière partie  à l’évolution de la régulation du secteur.

1 : La France isolée dans la difficile transposition de la directive SMA en Europe.

L’article important de la Directive SMA (Audiovisual Media Services Directive en anglais ou AVMSD) est son article 13, dont les trois premiers paragraphes (sur 7) sont rédigés ainsi :

1.   Les États membres veillent à ce que les fournisseurs de services de médias relevant de leur compétence qui fournissent des services de médias audiovisuels à la demande proposent une part d’au moins 30 % d’œuvres européennes dans leurs catalogues et mettent ces œuvres en valeur.

2.   Lorsque les États membres exigent que les fournisseurs de services de médias relevant de leur compétence contribuent financièrement à la production d’œuvres européennes, notamment par l’investissement direct dans des contenus et par la contribution à des fonds nationaux, ils peuvent également exiger que les fournisseurs de services de médias qui ciblent des publics sur leur territoire mais sont établis dans d’autres États membres soient également soumis à ces contributions financières, qui doivent être proportionnées et non discriminatoires.

3.   Dans le cas visé au paragraphe 2, la contribution financière est fondée uniquement sur les recettes perçues dans les États membres ciblés. Si l’État membre dans lequel est établi le fournisseur impose une telle contribution financière, il tient compte de toutes les contributions financières imposées par des États membres ciblés. Toute contribution financière respecte le droit de l’Union, en particulier les règles relatives aux aides d’État.

En principe cette directive, adoptée en 2018, aurait dû être transposée par chaque Etat européen avant septembre 2020. Mais il n’est pas rare que les directives soient transposées avec retard et la crise sanitaire a évidemment été évoquée par de nombreux pays pour justifier un décalage au premier semestre 2021. L’Observatoire Européen de l’Audiovisuel tient à jour un tableau d’avancement de cette transposition qui, à la date du 22 février 2021, n’était guère encourageant. Quatorze pays seulement avaient notifié leur transposition à la Commission. Mais dans de nombreux cas, dont la France, la notification signifie seulement la traduction en droit national du cadre juridique de la directive, mais en renvoyant à des textes ultérieurs certains « détails » comme le montant de l’éventuelle contribution des plateformes à la production, la méthode de calcul des quotas ou les éventuelles sanctions pour non-respect. Ainsi par exemple de l’Irlande dont le gouvernement, dans son texte notifié à la Commission le 10 décembre, prévoit qu’une taxe (levy) pourrait ultérieurement être instaurée pour la contribution à la production audiovisuelle locale, mais qu’une étude doit d’abord prouver que cette taxe serait efficace.

Ironiquement un des premiers pays à avoir transposé la Directive est le Royaume-Uni, juste avant le Brexit, et bien entendu le taux de contribution imposé aux plateformes de svod à ce titre est de 0%, selon la tradition libérale britannique. Il est vrai que Netflix et Amazon, notamment, produisent déjà beaucoup outre-manche et que Londres préfère agir par des incitations fiscales plutôt que par des obligations de production. Une majorité de pays n’a pas non plus l’intention d’imposer de contraintes de production aux offres de svod, notamment les petits pays ne disposant pas d’un secteur audiovisuel important.

Certains pays ont cependant prévu une contribution, souvent désignée comme Netflix tax dans la presse, mais elle est très faible. C’est le cas du Portugal (1% versé à un fonds, et sans doute 4% d’obligations de production), de l’Espagne (5%) ou de la Pologne (1,5%). En Belgique, les deux communautés, Flandres et Wallonie avaient prévu une contribution de 2%, mais il semble que le gouvernement fédéral ne les suive pas sur ce point, en tout cas dans le projet de loi approuvé par ce dernier le 15 janvier dernier :

It is noteworthy that the Bill, contrary to the French- and Flemish-Community draft decrees, does not impose an obligation on on-demand AVMS providers under the Belgian federal jurisdiction to contribute financially to the production of European works. By extension, it did not use the option provided in the AVMSD to deviate from the country-of-origin principle by subjecting AVMS providers established in other EU Member States targeting audiences in the Brussels-Capital, to such investment obligation.

Source: Lexology

En Allemagne, la directive est transposée avec un minimum de modifications de la réglementation audiovisuelle. Pour les services de VOD/SVOD qui diffusent des films de cinéma une taxe (Film Levy) est versée au FFA (Filmförderunganstalt, le CNC allemand) depuis 2014. Elle varie entre 1,8 et 2,5% du chiffre d’affaires de l’opérateur, selon qu’il dépasse ou non 20 millions d’euros de recettes. Les chaînes de télévision privées en clair versent au FFA entre 0,15 et 0,95% de leur chiffre d‘affaires publicitaire. Les chaînes à péage (Sky, en pratique) versent 0,25% de leurs recettes d’abonnement. Il est à noter que Netflix avait attaqué la légalité de la taxe sur son chiffre d‘affaires en 2016 devant l’Union Européenne mais avait été déboutée en 2018.

Il semble qu’en Scandinavie, en Suisse et aux Pays-Bas notamment, l’idée d’imposer des obligations de production, à un taux faible, progresse. Mais la plupart des débats, notamment en Allemagne, en Autriche ou en République Tchèque portent surtout sur des questions de définitions : qu’est-ce au juste qu’un Smad (Service de Media Audiovisuel à la Demande)? Les services d’information en ligne en font-ils partie ? Comment mesurer les quotas ? Qu’est-ce qu’un programme « européen » ? Ces questions étant d’ailleurs reconnues comme légitimes par la Commission qui a proposé en juin 2020 un guide d’implémentation de la directive précisant certains points, tout en soulignant que ce document n’était pas légalement contraignant. En d’autres termes chaque Etat peut faire ce qu’il veut, dans la mesure où il respecte le texte initial de la directive SMA, vague sur de nombreux points. Dans la mesure où il n’existe pas de définition européenne de ce qu’est un programme européen, ou plus exactement qu’il en existe plusieurs, l’évaluation des quotas devrait donner lieu à d’intéressantes et byzantines discussions. Prenons l’exemple des films Harry Potter: en France, étonnamment, le premier et le troisième sont considérés comme américains, tous les autres comme britanniques, ainsi qu’on peut le voir sur le site du CNC . Pour les institutions européennes, dans la base de données Lumiere, ces films étaient tous américains jusqu’à une révision récente qui les considère désormais tous comme britanniques : the Harry Potter series, previously categorised as US / GB, which have now become GB inc / US. Et ce n’est bien sûr qu’un exemple parmi des centaines.

Il est particulièrement difficile en pratique de savoir où en sont précisément les différents pays européens, malgré le tableau d’avancement de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel. Vu de France on peut le comprendre aisément puisqu’ici non plus la “position française” n’est en fait pas encore définitivement arrêtée. Il existe bien un projet de décret et une “task force” qui le fait évoluer, mais rien de public ni de définitif. Dans de nombreux pays européens les débats sont encore en cours. A la suite de la première publication de cet article, Julie-Jeanne Régnault, secrétaire générale de l’EFAD (European Film Agency Directors), l’association des différents “CNC” européens, m’a permis de completer les informations que j’avais, péniblement, réunies, et je l’en remercie. On peut également consulter le travail d’Ivana Kostovska sur le site ResearchGate mais qui ne porte que sur quatre pays.

Il reste que dans ce contexte, les taux de contribution à la production nationale proposés par la France dans le projet de décret, entre 20 et 25% du chiffre d’affaires, sont donc une spectaculaire exception en Europe. On peut penser que cet isolement de la France n’est pas grave car elle en a l’habitude sur les questions audiovisuelles.  La France concentre à elle seule la moitié des fonds publics audiovisuels nationaux de toute l’Europe, pour un total supérieur au cumul des fonds allemands, britanniques, italiens et espagnols selon l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel.

Par ailleurs le pays de l’exception culturelle peut faire observer que les concurrents des plateformes de svod sont ici depuis longtemps assujettis à de telles obligations : 16% du chiffre d‘affaires pour la chaîne Canal+ par exemple. Il reste que cette singularité de la France pourrait se dégrader en isolement en cas de conflit avec les plateformes. Celles-ci n’ont pas manqué de remarquer que la France avait fait une lecture extensive de la directive qui prévoyait que les Etats membres pouvaient demander le versement à un fonds (levy) ou des investissements directs. La France a fait les deux puisque les plateformes sont soumises également au versement de la taxe vidéo de 5,15% au profit du CNC qui s’ajoute donc aux obligations de production. Même si en pratique il n’est pas certain que les plateformes paient effectivement cette taxe, en tout cas à ce taux-là.

Au total cette singularité française comporte des risques de recours ou de contournement mais aussi relève d’un pari ambitieux. Car en étant optimiste on peut également imaginer que les plateformes américaines ainsi contraintes de produire ici plus qu’elles ne le feraient spontanément, pourraient utiliser largement les productions françaises pour remplir leurs quotas européens dans les autres pays. Auquel cas les pouvoirs publics français auront bien joué.

2 : Une contribution importante pour la production audiovisuelle, mais limitée pour le cinéma.

Le document du CNC « Observatoire de la vidéo à la demande » de décembre 2020 estime la contribution de Netflix à la création française à 71 millions d’euros en 2020 (page 15 du document), soit déjà 8% de son chiffre d’affaires[1].

La ministre de la culture et plus récemment le directeur général délégué du CNC, Olivier Henrard, ont évalué que la contribution ainsi espérée de la part des plateformes serait « à court terme » de l’ordre de 200 à 250 millions d’euros, somme qui parait tout-à-fait plausible pour les obligations de production en 2022 sur la base du chiffre d’affaires prévisible en 2021, en faisant l’hypothèse que toutes les plateformes choisissent le taux le plus faible (20%) en n’étant pas intéressées par un avantage de chronologie des médias en contrepartie d’un taux plus élevé. Et surtout en faisant l’hypothèse qu’elles ne soient pas autorisée à déduire jusqu’à 50% de leur chiffre d’affaires au titre de la marge de distribution comme la version de décembre 2020 du décret semble les y autoriser.

Reste ensuite à connaître la répartition de ces investissements entre le cinéma et la production audiovisuelle. La rédaction du projet de décret en date de décembre (qui a pu évoluer depuis) n’était pas parfaitement limpide, certains professionnels y lisant une part minimale de 30% pour le cinéma, d’autres comprenant qu’il s’agit de 20% seulement. L’interview d’Olivier Henrard cité précédemment évoque clairement 20% :

What are the estimated amounts of financing expected in the short term?
On the basis of a full year, one can expect the integration of foreign platforms in the financing of creation to generate approximately €200 million to €250 million per year in the short term, at least 20% of which would go into film, or even more if their turnover continues to grow, which is indeed the trend being observed at the moment.

Par ailleurs ces obligations, qui ne portent pas seulement sur des pré-achats, peuvent être remplies avec des programmes européens non-français jusqu’à un maximum de 15%. Cela signifie pour le cinéma que les espérances de financement de la part des plateformes, en 2022 devraient se situer entre 36 millions d’euros (si le seuil pour le cinéma est à 20% et que 15% de ces investissements vont à des films étrangers) et 64 millions (en étant très optimiste avec un seuil respecté à 30% et aucun film européen non-français). Si les services qui s’autodistribuent (en OTT) peuvent déduire une marge de distribution, ces chiffres seront pratiquement divisés par deux.

Dans tous les cas on sera très loin des quelques 125 millions d‘euros investis par Canal+ et Ciné + rien qu’en préachats en 2019. Compte tenu des pratiques de Netflix et d’Amazon observées en 2019 et 2020 la contribution des plateformes au cinéma devrait porter sur entre 15 et 20 films au maximum. En France un « film de cinéma » est un film qui sort en salles, et ce point ne changera pas. Balle perdue par exemple, produit et diffusé avec succès par Netflix l’an dernier, a beau être un long métrage présenté comme un film par la plateforme, il n’est pas un « film de cinéma » dans la loi française. Les obligations de production de cinéma obligeront donc les services américains à s’engager dans des films qui d’une part devront sortir en salles et d’autre part ne seront disponibles pour elles qu’au bout d’un an. Elles ne vont donc pas se précipiter pour multiplier ce type d’investissement en saupoudrant leurs dépenses sur de nombreux « petits » films, contrairement au groupe Canal+ qui intervient dans plus de 150 films . Le plus rationnel pour elles serait de se concentrer sur un petit nombre de films à gros budgets, de ne les sortir en salles qu’avec le minimum d’exposition décent pour avoir de la presse et surtout pas avec une exposition longue et large.

L’intérêt d’une discussion avec les services américains de svod sur la chronologie des médias apparait alors limité dans la mesure où :

  • Ils ne sont pas intéressés par un raccourcissement du délai en échange d’obligations plus lourdes
  • Ils semblent avoir déjà obtenu un délai d’un an dans la rédaction actuelle du projet de décret
  • Leurs films français ne représenteront qu’une très faible partie de l’offre en salles : une quinzaine de titres sur les quelques 600 films exploités chaque année en période normale.
  • Le modèle économique de la svod, surtout dans un contexte de multiplication des concurrents, est de plus en plus fondé sur l’exclusivité et n’aime qu’une seule chronologie de médias : zéro et le « day and date » c’est-à-dire la sortie simultanée en salles et sur la plateforme.

En revanche, pour la production française de séries, la contribution des plateformes devrait avoir un impact considérable. En 2019 les chaînes de télévision avaient apporté 584 millions d’euros à la production de fiction, et le surcroit attendu, de l’ordre de 130 à 170 millions d’euros selon les hypothèses, représenterait une croissance de plus de 25%. Pour les documentaires l’appel d‘air est bien sûr moins fort, le genre n’étant pas la priorité des plateformes, mais il n’en existe pas moins, dans la foulée de la mini-série « Grégory » pour Netflix. Dans cette année si particulière qu’a été 2020, décrocher une commande d’une plateforme est devenu non seulement une source de revenu mais surtout une source de fierté pour de nombreux producteurs. La directrice de la communication de Netflix en France expose que le nombre de personnes suivant les productions françaises est passé de 40 à 60 en cours d’année. Et il y a la queue sur le trottoir pour proposer des projets.

Il est utile de rappeler enfin que ces plateformes investissent déjà dans la production française, un peu moins de 100 millions d’euros sans doute en 2020. Ainsi la mise en œuvre des obligations apportera bien de l’ordre de 200 à 250 millions d’euros au total si tout va bien, mais dont seulement une grosse moitié sera en supplément de ce qui se pratique déjà.

3 : Avantages et inconvénients du quota de 30% de programmes européens.

On peut s’interroger sur l’adéquation de la notion de quotas à des  services à la demande. Le but poursuivi est clair, mais ne s’agit-il pas de la transposition inappropriée d’une notion qui n’avait de sens que dans l’univers fini des services linéaires? On peut faire des quotas à la télévision pour la seule et unique raison que les journées n’ont que 24 heures. Mais les offres dites « non-linéaires » ont une géométrie radicalement différente. La télévision linéaire est dans un espace à une seule dimension : le temps. L’espace de la SVOD comprend deux dimensions : le temps et le catalogue. Concrètement : un service proposant 5000 heures de programmes dont 1000 sont européennes n’est-il pas plus utile à la culture européenne qu’un autre proposant 1000 heures dont 300 européennes ? Pourtant le second respecte la Directive et le premier non.

En 2021, quatre grandes plateformes américaines ont déjà ouvert leur service dans toute l’Europe : Netflix, Amazon, Apple et Disney. HBO Max commence à l’être et Peacock (Comcast) et CBS All Access, rebaptisée Paramount+, sont annoncées pour 2022. En 2021, ces plateformes sont encore loin de l’objectif des 30% de programmes européens : selon Variety, Netflix en était en moyenne à 21% en octobre 2020, Amazon à 26, Disney à 6 et Apple pratiquement à zéro.

Elles ont donc commencé à constituer un catalogue d’œuvres européennes. En tablant sur un respect progressif des quotas de 30% notre modèle évalue les besoins théoriques de programmes européens à environ 1300 heures en 2021, suivie d’une baisse transitoire dans les deux années suivantes avant de revenir à un haut niveau en 2024 et 2025. Ces calculs tiennent compte du calendrier d’ouverture des nouvelles offres, de l’offre de programmes de chaque plateforme, d’une montée en charge progressive du respect des quotas ainsi que d’une durée de vie des programmes sur une plateforme de quatre ans.

Certes, de nombreuses incertitudes demeurent sur la façon dont les différents pays concernés vont interpréter la directive, et rappeler que c’est l’organisme de régulation du pays d’émission qui en sera chargé. Donc les plutôt arrangeants Pays-Bas pour Netflix ou Disney. Deux questions vont rendre ce contrôle sans doute discuté: quel est la définition d’un programme européen ? Comment mesurer concrètement le quota ? Sur le premier la position française est à la fois maximaliste et isolée : en France un programme européen doit avoir été produit par une entreprise européenne, mais on peut penser que les plateformes plaideront pour une définition plus large et une vision « gaullienne » de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural et même au-delà. Le second problème est encore plus compliqué : mesure-t-on les quotas en heures ou en programmes, en d’autres termes dix heures de Black Mirror comptent-elle pour 1, comme la Commission le recommande, ou pour 10 ? Les quotas doivent-ils être mesurés en moyenne sur l’année, sur un mois, en permanence ? Mais, même en étant prudent en prévoyant un respect progressif des quotas et une grande tolérance de la part des pays où ces plateformes ont choisi de payer leurs impôts, les détenteurs de catalogues de droits européens devraient quand même bénéficier de quelques années d’effet d’aubaine.

Car dans tous les cas de figure les plateformes américaines sont déjà à la recherche de centaines d’heures de droits en ligne européens. Elles ne recherchent pas forcement des droits exclusifs pour une partie de leurs achats uniquement destinés à remplir leurs quotas, mais en tout cas elles ne veulent pas que ces programmes soient disponibles gratuitement hors de leur pays de première diffusion.

Il y a là une conséquence potentielle inattendue de déstabilisation du marché européen des programmes car les chaînes de télévision nationales risquent d’avoir un accès de plus en plus difficile au marché international européen. Ce n’est pas très grave pour les chaînes diffusant surtout du flux ou produisant beaucoup, mais cela risque d’être plus embêtant pour les chaînes des petits pays ou celles qui programment beaucoup de programmes non-nationaux européens. Ce problème se pose déjà largement pour l’accès à des séries américaines récentes et il commence à concerner les séries européennes récentes.

Les quotas sont donc à la fois une très bonne mesure pour l’exposition en Europe des œuvres européennes et en même temps un accélérateur du déplacement du centre de gravité du secteur au détriment des chaines de télévision européennes et à l’avantage des services américains de svod.

4 : La régulation : plusieurs obstacles à lever

Le premier est naturellement celui du comportement effectif des plateformes. Pour l’instant, officiellement, elles ont engagé des négociations « constructives » avec les pouvoirs publics français dans le cadre de différentes consultations formelles et informelles. Et en effet on ne les voit pas se répandre, pour l’instant, auprès de la presse professionnelle américaine par exemple pour se plaindre des excès de réglementation des Français. Mais Netflix avait commandé une étude extrêmement critique au sujet du projet de décret, et sa position officieuse cet hiver était que les discussions se passaient bien mais qu’il restait « quelques points » qu’elle ne pouvait pas accepter en l’état. Les autres, Amazon, Disney ou Apple sont restées encore plus discrètes.

En tout cas, tant qu’elles n’ont pas exprimé leur accord avec les mesures envisagées, il serait prématuré de vendre la peau de l’ours. Le problème est d’estimer, en cas de désaccord, la puissance des mesures de contraintes que la France pourrait exercer.

Il est très vraisemblable en tout cas que s’agissant du quota de 30% d’œuvres européennes certaines d’entre elles, et notamment Disney, vont demander et obtenir un délai de montée en charge.

Comme prévu, le gouvernement a transmis la patate chaude au CSA sur des points importants comme la détermination de l’assiette de chiffre d’affaires sur laquelle seront calculées les obligations, point épineux s’agissant d’Amazon et Apple. Même chose pour le « curseur » entre les dépenses de cinéma et d’audiovisuel. Le CSA devra recevoir et analyser et surtout vérifier une masse de données considérable concernant les chiffres d’affaires, les catalogues offerts, leur nationalité, etc. Le Conseil s’est doté en février d’une nouvelle direction de la régulation de plateformes en ligne qui ne devrait pas chômer.

En régime de croisière il restera à inventer un mode de régulation des plateformes en cas de non-respect des obligations qui ne pourra vraisemblablement pas ressembler à celui pratiqué depuis 1989 avec les chaînes de télévision, toutes françaises et signataires d’une convention. L’arme du non-renouvellement de l’autorisation ne fonctionnera pas. Restera la possibilité d‘amendes, mais dont le substrat légal est semble-t-il fragile. Et il faudra faire avec le poids politique souterrain mais réel de services qui ont conquis dans de nombreux pays plus de la moitié des ménages.

Les services de svod installés en France devront, eux, signer une convention, mais pas ceux installés à l’étranger, même s’ils visent le public français, c’est-à-dire donc la quasi-totalité, aujourd’hui des grandes plateformes. A moins que Netflix, qui paiera ses impôts en France et dispose d’un siège parisien, soit considérée comme française…

N’oublions pas cependant que les obligations nées de l’application de la directive en 2021 auront surtout des effets en 2022 et seront contrôlés et éventuellement sanctionnés en 2023, ce qui laisse encore un peu de temps pour agir.

De la même manière le CNC se penche actuellement sur la délicate question de l’éligibilité au compte de soutien des producteurs travaillant pour les plateformes. C’est inéluctable si on veut donner du crédit à l’idée de la neutralité technologique de la réglementation, et “faire entrer de plain pied les plateformes dans l’écosystème national”, mais cela suppose quelques aménagements pas forcément simples : jusqu’à présent le compte de soutien ne finance pas des programmes produits pour des entreprises étrangères, et par ailleurs les programmes exploités uniquement en ligne ne sont pas considérés comme des programmes audiovisuels accédant au compte de soutien principal.

Enfin tôt ou tard se posera la question de la régulation des rapports entre ces plateformes et les distributeurs comme les FAI, domaine opaque où règne pour l’instant la plus grande créativité commerciale et libérale.

C’est dans ce contexte que l’annonce par Bertelsmann de son projet de cession du groupe M6 et de son retrait du marché français va (re)poser la question des dispositifs anti-concentration en France dans le domaine de l’audiovisuel. La petite musique de la nécessaire « consolidation du secteur » s’entendait d’ailleurs bien avant cette annonce. A ce sujet la position de l’Autorité de la Concurrence française a évolué. Un document du printemps 2019 (voir notre article à ce sujet) constatait qu’il fallait désormais entendre par « marché audiovisuel » un ensemble plus vaste que les seules télévisions visées par la loi de 1986 : en clair que les contraintes pesant sur TF1, M6 ou Canal+, tant en matière de publicité que de politique de programmes ou d’éventuels rapprochements, devaient être allégées en tenant compte du poids des Google, Facebook et des services de svod. Cependant quelques mois après, les contraintes invraisemblables infligées à la plateforme Salto ont témoigné d’une régression dans l’analyse, puisqu’elles étaient justifiées par le poids trop élevé de l’alliance des trois groupes TF1, M6 et France Télévision sur le marché français…de la télévision à l’anciene.

Plus que jamais une vision d’ensemble est donc nécessaire. Car de la consolidation du secteur de la télévision aux obligations de production, de la chronologie des médias au régime du compte de soutien, de la régulation du marché publicitaire à celles des distributeurs, tout se tient. En l’absence d’une grande loi d’ensemble de l’audiovisuel, passée à la trappe dans la pandémie, il est à craindre que ces questions soient traitées au coup par coup, peut-être sans stratégie d’ensemble, en tout cas sans débat public d’ensemble.

Alain LE DIBERDER


[1] Il n’est pas précisé s’il s’agit de son chiffre d’affaires net hors taxes ou bien de son chiffre d’affaires TTC. Or, si l’on suit les chiffres du CNC, 71 M€ représentent 8% de 887,5 millions d’euros. Comme le marché global est estimé en 2020 à 1217 M€ ttc (page 19), on doit comprendre qu’il s’agit aussi pour Netflix du chiffre d’affaires ttc, soit une part de marché de 73% qui parait plausible. Mais il y a une chose qui ne colle pas : les futures obligations de Netflix seront bien entendu fixées en fonction du chiffre d’affaires hors taxes. En conséquence les 71 M€ investis par Netflix, si ce chiffre est correct, représentent non pas 8% mais environ 12% de son chiffre d’affaires hors taxes, une fois ôtées la TVA et la taxe vidéo.

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2 réflexions au sujet de “Une nouvelle aube audiovisuelle ?”

  1. Comme d’habitude, une analyse fine, compréhensible, incroyablement détaillée qui souligne les enjeux qui attendent le secteur. Merci 1000 fois de nous aider à comprendre tout cela. Cela m’aide au quotidien, notamment dans le cadre du médiaClub, de mes formations et de mes recrutements.

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