Disney, la forteresse fissurée

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La plus connue de toutes les marques de l’audiovisuel mondial, en fait la seule véritablement identifiée dans le monde entier par la très grande majorité de la population, est aussi le plus grand groupe industriel du secteur. Les autres groupes sont de simples entreprises, Disney est un monument.

1 : Les forces de Disney sont bien connues

  • Une des dix marques les plus fortes dans le monde, toutes catégories de produits confondues, une des rares entreprises audiovisuelles avec YouTube et Netflix à apparaitre dans les classements de notoriété de marques. La marque Disney est reconnue depuis longtemps, sur tous les continents et surtout dans toutes les générations. Le groupe est présent en effet dans le monde entier, même s’il est sorti de Russie après la guerre en Ukraine et qu’il semble se replier en Inde. Il existe ainsi trois parcs Disney en Asie (Tokyo, Hong-Kong, Shangaï), des  croisières dans tous les océans, Disney+ est disponible en Afrique et au Moyen-Orient.
  • La stratégie multimédia est en fait une invention-maison pratiquée avec succès depuis 90 ans. Le groupe est doté d’une colonne vertébrale industrielle cohérente et ancienne, car contrairement aux autres groupes multimédia qui se sont construit par agrégation, Disney est un groupe multimédia depuis le début des années trente. Le marché des droits dérivés a été pratiquement inventé par un groupe capable de vendre, en pleine crise de 29, plusieurs millions de montres Mickey et de décliner son personnage sur plusieurs centaines de produits : mouchoirs, cornets de glaces, vêtements, sucreries, jouets, matériels scolaires, etc. Cette diversification était essentielle car Disney produisait peu de films, avec donc des recettes sporadiques, alors que les droits dérivés étaient, eux, une source permanente. L’édition française du Journal de Mickey date de 1934. Le groupe donne le nom de « flywheel », qu’on pourrait traduire ici par tourniquet pour désigner cette pratique systématique de la déclinaison des personnages dans toutes les directions. La division « consumer products » réalise un chiffre d’affaires, d’ailleurs stagnant, de 5 milliards de dollars par an. Lors de l’apparition des magnétoscopes, Disney, après avoir perdu un inutile procès en contrefaçon contre Sony, fut cependant le premier studio à croire à la vidéo, avec les laserdiscs en 1978 puis les cassettes vidéo VHS en 1980.

La firme est d’abord connue pour ses longs métrages d’animation mais elle produit également des films avec des comédiens dès les années quarante, d’abord en Angleterre avec peu de succès comme l’Ile au trésor en 1949, puis aux Etats-Unis avec surtout 20.000 lieues sous les mers (1954) de Richard Fleischer avec Kirk Douglas, Charles Mason et Peter Lorre, soit au total 16 films dans les années cinquante. Globalement ces films n’ont pas un grand succès sauf exception, mais la production s’accélère dans les années soixante avec cette fois-ci plus de réussite : La Légende de Lobo et les Enfants du Capitaine Grant en 1962, Mary Poppins en 1964, L’Espion aux pattes de Velours en 1965 et Un amour de Coccinelle en 1968 changeront le statut de Disney de producteur de dessins animés pour enfants en véritable studio de cinéma.

Dès le début des années cinquante Disney crut à la fois en la télévision et aux parcs de loisirs. Il aura même l’idée de les associer en proposant de fournir au réseau de télévision ABC une émission de télévision en échange du financement d’une partie du premier Disneyland inauguré en 1955. Cette émission hebdomadaire, appelée au début Le monde merveilleux de Disney (The wonderful world of Disney)  sera présentée par Walt Disney lui-même jusqu’à son décès en 1966 et durera jusqu’en 2005. La firme produira de nombreuses émissions pour la télévision dont la plus connue est la série Zorro de 1957 à 1961, toujours pour ABC. Cette première et précoce diversification dans les parcs de loisirs demeurera le plus solide pilier du groupe. En 2023 cette activité a apporté 70% de ses bénéfices.

L’acquisition d’ABC en 1996 fut une réussite. Disney acquiert ainsi le network avec lequel il collaborait étroitement depuis les années cinquante. C’est l’inauguration d’un mouvement, l’agrégation d’un grand réseau de télévision au sein d’un groupe de cinéma, qui ne sera imité par ses concurrent qu’après plusieurs plusieurs années. D’ailleurs ABC n’est pas seulement un diffuseur, c’est aussi un producteur de séries (Les Envahisseurs par exemple et plus tard Desperate Housewives ou Lost), comme de long-métrages de cinéma (On achève bien les chevaux, Cabaret, Pas d’orchidées pour Miss Blandish notamment). Pour assurer une intégration totale dans la culture d’entreprise de Disney, les principaux cadres dirigeants d‘ABC furent invités à venir se promener, revêtus de costumes de Pluto ou de Donald, dans les allées de Disneyland. Parmi eux, un certain Bob Iger qui avait débuté sa carrière à la télé en 1974 comme simple présentateur météo, avant de gravir les échelons du pouvoir à ABC et de devenir le patron de tout le groupe Disney en 2005.

Cette année-là, Bob Iger succède à la tête du groupe à un Michael Eisner dont la fin de mandat avait été marquée par de nombreux conflits, notamment avec les héritiers Disney. Iger va être à l’origine d’une révolution silencieuse dans la façon dont Hollywood fait des films. Pour lui il est nécessaire d’en produire moins: Disney qui distribue encore 20 films par an en 2005, n’en distribuera plus que 11 en 2019. Il faut abandonner le secteur des films pour adultes (par opposition aux enfants et adolescents): Disney avait racheté en 1993 Miramax, la firme des frères Weinstein surtout connue pour ses films lauréats à Cannes ou aux Oscars, et Bob Iger s’en débarrasse en 2010. En revanche il considère que la vedette d’un film est avant tout son titre et que l’avenir est aux licences: Disney rachète Pixar en 2006, Marvel en 2009 et Lucas films en 2012. Les autres studios lui emboiteront le pas, sauf Sony Pictures, et les six studios historiques qui distribuaient encore 128 films en 2006 n’en distribueront plus que la moitié en 2024.

Et cette stratégie sera progressivement couronnée de succès car en 2019, avec en outre l’acquisition de Fox, Disney connait une année glorieuse dans les salles de cinéma, trustant plus de 30% du box-office mondial avec sept des dix plus grands succès de l’année. Avec Pixar, Marvel, Star Wars, plus les immenses catalogues Disney et Fox, on a même pu craindre à un moment une véritable Disney dépendance des salles de cinéma mondiales. Mais 2019 a peut-être été l’Austerlitz de Napoléon Iger et aujourd’hui d’autres batailles sont plus incertaines.

2 : Les six faiblesses de Disney

On peut les classer des plus conjoncturelles vers les plus probablement durables.

1 : Un problème récurrent de gouvernance

Au  capital de Disney se sont invités des fonds activistes qui contestent depuis plusieurs années notamment la stratégie du groupe dans le streaming et mettent en doute la sincérité des comptes publiés. Ils sont menés par Nelson Pelz du fonds Trian Fund rejoint par les fonds activistes  Blackwells Capital, Third Point et plus récemment ISS. Pour eux, même si l’activité Direct To Consumer (DTC, c’est-à-dire le streaming) cesse de perdre de l’argent en 2024, ce dont ils doutent, le temps que les bénéfices dégagés compensent les 14 milliards de pertes accumulées sera si long que la rentabilité globale de l’investissement restera très faible.

Ces activistes appuient en outre là où ça fait mal en demandant avec insistance quelle sera la personne qui succèdera à Bob Iger. Or la question du choix du dirigeant est depuis longtemps un sujet délicat chez Disney. Le livre Le Royaume  enchanté (Disney War) de James B. Stewart, décrit les vingt ans pendant lesquels le groupe a été dirigé par Michael Eisner, de 1984 à 2005 avec des conflits épiques avec ses seconds, un héritier de Walt Disney et finalement un désaveu en 2004 par l’assemblée des actionnaires. Le contrat de Bob Iger qui lui succède en 2005 fut prolongé sept fois, en 2011, en 2015, en mars puis en décembre 2017, faute de candidat faisant l’unanimité pour sa succession. Son éphémère successeur, Bob Chapek n’est resté que deux ans et Bob Iger est revenu, initialement pour deux ans jusqu’à la fin 2024 mais son contrat a été prolongé récemmment jusqu’en décembre 2026.

Les attaques de Nelson Pelz contre Bob Iger peuvent être considérées comme de simples attaques personnelles trop violentes pour être honnêtes. Derrière Pelz se cache en effet l’ancien patron de Marvel, Ike Perlmutter, licencié par Bob Iger en mars 2023 et qui a apporté au fonds Trian les actions Disney qu’il avait obtenues lors de la vente de Marvel. Mais le 4 mars dernier Pelz a publié un étonnant document de 130 pages qui expose avec plus de précision ce qu’il reproche à l’actuelle direction du groupe. Malgré le soutien à Bob Iger de plusieurs membres historiques de la famille Disney, de George Lucas, de la veuve de Steve Jobs et de certains fonds, c’est un peu plus qu’un caillou dans la chaussure, et les couloirs de l’entreprise bruissent de rumeurs sur le nom du (ou de la) successeur(e). Le front anti-Iger s’est renforcé à la veille de l’assemblée générale avec le soutien inattendu du puissant fonds de pension Calpers (celui des fonctionnaires californiens).

2 : Le « Je t’aime moi non plus” à la télé

En quittant la direction de Disney en 2020, Bob Iger a usé de sa nouvelle liberté de parole pour des jugements très pessimistes sur l’avenir de la télévision, pourtant son métier d’origine. A la Code Conference de septembre 2022 (une réunion de patrons importants de la Cote Ouest) il n’y était pas allé avec le dos de la cuiller : « La télévision linéaire, par câble ou par satellite,  marche tout droit vers un précipice et elle va y tomber ». Il parlait du média en général confronté au cord cutting et à la concurrence du streaming. Mais quelques mois plus tard, à peine revenu aux commandes il se montre plus précis : « Il est possible qu’ABC comme les chaînes linéaires spécialisées (ESPN par exemple) ne soient plus au cœur de notre métier » déclara-t-il en substance en juillet 2023 dans une interview sur CNBC. Dans la foulée Disney entre en conflit avec le principal câblodistributeur américain, Charter, et ses chaînes furent retirées du service pendant quelques semaines. Un accord est cependant rapidement  trouvé mais au passage Disney accepte que plusieurs de ses petites chaînes ne soient plus distribuées.

Ces deux événements pesèrent négativement sur la valeur en bourse de l’ensemble des télévisions commerciales cotées, et pas seulement aux Etats-Unis. Mais pour l’instant ces déclarations, non suivies d’effet, semblent surtout maladroites. Qui pourrait en effet racheter ABC ? Ce réseau est par ailleurs distancé depuis plusieurs années par CBS et NBC, même si l’écart s’est réduit récemment. Ces déclarations ont en revanche un effet concret sur le moral des troupes dans les entreprises concernées, ABC, Disney Channel, National Geographic et ESPN, et renforcent les doutes sur l’orientation stratégique du groupe. Enfin, pour ouvrir des discussions avec d’autres groupes, il n’est peut-être pas habile de commencer par dénigrer ce qu’on veut éventuellement vendre.

3 : L’usure des licences et un rachat de Fox au résultat discutable

Dans le cinéma le triomphe de la stratégie igérienne décrite plus haut culmina avec l’année 2019 où la firme s’arrogea plus de 30% du box-office mondial, et sept des dix plus gros succès, uniquement avec des licences : Avengers : Endgame, le Roi Lion, La Reine des Neiges 2, Captain Marvel, Star Wars IX, Toy Story 4, Aladdin. Les rachats successifs de Pixar, de Marvel, Lucasfilms et Fox permettaient à Disney d’écraser la concurrence et semblaient un réservoir inépuisable.

Mais dans les salles de cinéma en tout cas il semble que les temps changent et que cette martingale igerienne s’épuise morceaux par morceaux. Le marché chinois, pour les films américain, a fait long feu. Pixar semble avoir du mal à se relever du départ de John Lasseter, son créateur. La surexploitation des films de superhéros ou des dérivés de Star Wars a fini par lasser. Au box-office de 2023 Disney a été détrôné par Universal et si on trouve encore trois films Disney dans les dix premières places (Les Gardiens de la Galaxie 3, La Petite Sirène et Elémentaire) ils ne réalisent que 1,9 milliards de dollars à eux trois quand les films Disney du top 10 en accumulaient 6,2 en 2019. Ces résultats décevants sont expliqués par le studio par les habituels facteurs de contexte (post-covid, inflation, concurrence du streaming) mais il semble bien qu’un consensus se dégage chez les critiques pour incriminer la qualité de ces films et leur manque d’originalité, comme par exemple sur le site de la BBC.

Enfin le rachat du studio Fox (et de quelques chaînes mineures du câble) en 2019 a coûté 71 milliards de dollars, sans que l’on constate pour l’instant l’impact stratégique de cette acquisition sur le groupe. La 20th Century Fox a non seulement perdu « Fox » dans son nouveau nom mais ses studios de cinéma et de télévision ont été complétement intégrés dans la galaxie Disney, c’est-à-dire en partie démantelés. Restent les licences Alien, Avatar ou Quatre Fantastiques. Mais le prix payé semble aujourd’hui discutable.

4 : Les pertes en ligne

La principale difficulté du groupe réside bien entendu dans son secteur dit « direct to  consumer » (DTC) qui regroupe Disney+, Hulu et ESPN+. Cet ensemble n’a perdu « que » 138 millions de dollar au quatrième trimestre de 2023. Mais le total des pertes depuis 2019 est de plus de 11 milliards, et même 14 si on ajoute les pertes initiales de Hulu. Le discours de Bob Iger, comme celui de ses concurrents, est qu’il s’agit d’un investissement pour l’avenir. Les pertes cesseront dans le courant de 2024 et le streaming sera le pilier de la croissance future du groupe. Les analystes américains aimeraient le croire. Et d’ailleurs l’action Disney a bondi de 80 à 110 dollars entre la fin octobre dernier et la  mi-février 2024, stimulée par l’amélioration des résultats financiers de la société. Certes … mais au premier semestre 2021 l’action valait beaucoup plus, en moyenne 180 dollars. Dans le même intervalle Netflix, qui avait également connu un creux au début de 2022 a dépassé son niveau de 2021.

En outre il est fort possible que cette amélioration récentes des comptes de Disney+ soit en trompe l’œil. Elle résulte sans doute d’une double cause: moins de dépenses en programmes en raison de la grève de l’été comme de la volonté marquée de réduire les investissements, mais aussi un grand coup de frein sur les dépenses de marketing. C’est la ruse habituelle des marchés par abonnements : le recrutement des abonnés coûte cher, donc il suffit d’arrêter de recruter pour augmenter la rentabilité. Les comptes trimestriels de Netflix par exemple montrent qu’il y a une solide corrélation inverse entre les dépenses de marketing et la marge opérationnelle. Et de fait Disney+ a perdu 1,3 millions d’abonnés (sans compter l’Asie où c’est pire) dont 400.000 rien qu’aux Etats-Unis. Depuis que Bob Iger est revenu à la tête du groupe, à la fin de 2022, le nombre d’abonnés nord-américains a même légèrement décliné de 46,4 à 46,1 millions d’abonnés.

Le groupe paie une stratégie de croissance du parc d’abonnés fondée sur des prix très faibles et a donc accumulé des abonnés non-rentables, notamment en Asie. Une augmentation progressive des prix a été mise en œuvre, comme d’ailleurs par l’ensemble des concurrents, mais Disney partait de très bas, avec 6,1 dollars de revenu mensuel par abonné aux Etats-Unis à la fin de 2022 passés à presque 8 à la fin 2023. Dans ce même marché américain Netflix réalise un chiffre d’affaires par abonné deux fois plus élevé avec 16,5 dollars par mois.

Bob Iger, comme ses collègues de Warner, Disney ou Comcast, navigue donc entre des injonctions contradictoires et un douloureux arbitrage entre le court terme et le long terme : augmenter les prix mais pas au point de faire fuir trop d’abonnés, recruter de nouveaux abonnés pour ne pas afficher une trop forte baisse du parc, mais sans trop dépenser en marketing pour ne pas augmenter les pertes. Il ne sera pas facile, voire impossible de réussir en même temps à gagner des abonnés, augmenter les prix et améliorer la rentabilité. Avec le risque de perdre à terme sur tous les tableaux.

5 : Hulu la fausse bonne idée ?

Outre ces pertes d’exploitation dans le streaming, un autre problème réside dans la coexistence dans le groupe Disney sur le marché américain de trois services, Disney+, Hulu et ESPN+. Trois cela fait beaucoup, même si Disney essaie de tricoter des liens entre eux dans des bundles.  Mais le problème principal est celui de Hulu qui pourrait bien s’avérer une fausse bonne initiative.

Hulu a été créée en 2007 par NBCUniversal et Fox rejoints par Disney en 2009 puis par Warner en 2016. Mais à partir de 2019 et le départ de Warner puis de Fox, Disney s’est retrouvée seule avec Comcast, un accord prévoyant la sortie de ce dernier en 2024 contre le versement d’au moins 9 milliards de dollars.

Hulu est un service d’accès à la télévision par Internet. C’est à la fois une plateforme de replay gratuit donc un support publicitaire (ses recettes sont équivalentes de celles de l’ensemble des télévisions françaises), un service de svod devenu progressivement un gros producteur de contenus originaux qui constituent aujourd’hui 40% de son offre premium (c’est la même proportion que celle d’Amazon Prime), et un distributeur OTT concurrent du câble.

Il existe quatre portes d’entrées : l’abonnement de base avec de la publicité coûte 8 dollars par mois, l’abonnement « no ads » avec peu de publicité est à 18 dollars, mais Hulu est aussi un distributeur d’autres services payants et il existe d’autres plans, avec ou sans publicité, dits Hulu + Live TV  avec notamment Disney+ et ESPN+ (77 dollars par mois avec de la pub, 90 dollars sans pub).

Par ailleurs, Hulu n’est pas pour rien dans le phénomène du cord cutting c’est-à-dire l’abandon de l’abonnement au câble (120 dollars par mois en moyenne) pour ne recevoir la télévision que par Internet. Collectivement les groupes de télévision se sont sans doute tiré une balle dans le pied.

Mais Hulu n’est plus désormais ce lieu de collaboration entre les grands de la télévision américaine qu’il a longtemps été, mais la propriété exclusive du seul Disney. Avec presque 50 millions d’abonnés au début de 2024, l’audience du service en fait une plateforme indispensable pour toutes les chaînes et, pour l’instant, aucun des grandes ne manifeste l’intention de la quitter. Mais le risque existe maintenant à terme. D’autant plus qu’en septembre 2020 un nouveau concurrent très puissant est arrivé qui propose à peu près le même service, aux mêmes prix, avec GoogleTV. Ce dernier n’a pour l’instant que 8 millions d’abonnés, mais croît très vite. Non seulement cette concurrence a nettement ralenti la progression d’Hulu, mais GoogleTV dispose d’un avantage évident pour capter les recettes publicitaires.

6 : Une image de rassemblement devenue la cible des ultra-conservateurs

Dans la courte période Bob Chapek (2020-2022)  Disney est entré en conflit avec le gouverneur de Floride, De Santis, en critiquant une loi votée par cet Etat interdisant dans les écoles primaires que soient abordés les questions de genre et d’orientations sexuelles, loi connue sous le nom de  « loi dont’t say gay ». En riposte le parlement de Floride a supprimé un certain nombre d’avantages dont bénéficiait le parc Disneyworld d’Orlando. Mais le problème principal n’est pas celui de la Floride mais plus largement, et pas seulement aux Etats-Unis, le changement d’image de Disney. Traditionnellement le studio se tenait résolument à l’abri de tout débat politique, confortablement installé dans son image familiale et optimiste. Or, progressivement, et déjà dans la première époque de Bob Iger, le studio s’est engagé dans la défense de thèmes « inclusifs » féministes,  anti-racistes, et LGBT-friendly. Volonté louable, si elle avait pu éviter le ridicule. Ainsi certains anciens films ont été relégués dans  la plateforme Disney+ au rayon « adulte » comme Peter Pan (représentation erronée des Indiens), Dumbo (des Noirs sont représentés comme des corbeaux), Les Aristochats (présence d’un chat aux yeux bridés) ou Aladdin (colonialiste). Ces films sont précédés de textes d’excuse. Les remakes de films classique d’animation en films avec des acteurs ont été l’occasion de révisions mal accueillies par une partie du public, comme dans Mulan. Dans la version prévue pour 2025 du remake de Blanche-Neige et les sept nains il semble qu’il n’y aurait pas de nains (pour ne pas heurter les personnes de petite taille), ni de baiser du Prince qui réveille Blanche-Neige (un baiser sur une personne endormie fait partie de la culture du viol). Ces modifications, destinées à refléter une évolution générale des sociétés occidentales, emportent l’adhésion d’une partie du public, mais elles mettent Disney au cœur d’une fracture de plus en plus violente, en tout cas aux Etats-Unis, entre deux camps. Depuis 2023, au moins dans les déclarations de Bob Iger, Disney semble vouloir faire marche arrière. Cependant le mal est fait car une volte-face a toute chance de déplaire au camp “progressiste » tout en ne rassurant pas les électeurs de Trump. Même si la nouvelle orientation « neutre » de Bob Iger semble désavouer Bob Chapek, son prédécesseur, il faut rappeler que l’orientation “progressiste” du groupe avait bel et bien été explicitement voulue par lui-même en 2015.

A l’occasion de la sortie du remake de La Petite Sirène au printemps 2023, un sondage Yougov indiquait que 47% des Américains  étaient opposés aux changements dans le contenu des films destinés à « mieux refléter l’évolution des valeurs ».

Le cabinet Axios Harris qui mesure la popularité des marques et notamment leur différence d’appréciation selon les préférences partisanes des personnes interrogées, montre une nette perte de popularité de Disney depuis 2015, la marque étant en outre la cinquième plus polarisante (préférée par les Démocrates) peu après Fox (préférée par les Républicains). Au début du mois d’avril un groupe de pression proche de Trump, the America First Legal Foundation a envoyé une lettre aux équipes de Disney mettant en cause la légalité des efforts de Disney en faveur de la diversité.

 3 : Le futur de Disney

Malgré les six difficultés décrites plus haut on doit d’abord rappeler que l’expression « too big to fail » s’applique parfaitement à Disney. Contrairement à Warner ou Paramount qui pourraient disparaître en tant que groupes, Disney peut changer mais ne peut pas disparaître. Les évolutions possibles sont alors les suivantes :

  • Une révision profonde des méthodes de direction de la création, moins centralisées. La multiplication des acquisitions de marques fortes depuis une quinzaine d’années s’avère difficile à concilier avec le dogme de l’image globale sacrée de Disney. La pyramide des contrôles idéologiques et créatifs mise en place a stérilisé la machine. Soit Disney rend leur liberté à certaines marques, quitte à leur dédier un marketing spécialisé éloigné de la marque ombrelle. Soit elle s’en sépare. Cela étant il s’agit largement une maladie de riche car le terreau de la créativité, c’est-à-dire les réalisateurs, les auteurs, les producteurs exécutifs est toujours là. Tous les studios ont connu des périodes de passage à vide, et s’en sont relevés. Et Iger y parviendra très probablement.
  • Le spin-off, la filialisation dans  une ou plusieurs sociétés, cotées séparément, des activités de télévision linéaire. Disney ne peut pas rester indéfiniment dans cet entre-deux démoralisant pour les équipes où l’activité est considérée comme non essentielle tout en restant dans le groupe. Et il est peu probable qu’une vente à un tiers puisse se faire dans de bonnes conditions.
  • Hulu, désormais entièrement contrôlée, est également à la croisée des chemins. Son intégration commerciale avec Disney+ n’est qu’une solution de court terme. Hulu a besoin d’être neutre et de distribuer autant de services que possible. Soit il apparait comme avant tout le distributeur de Disney+ et il perdra alors progressivement des services concurrents, soit il reste considéré comme le concurrent de GoogleTV et sa contribution à Disney+ sera mineure. Là aussi, dans cette seconde hypothèse, une filialisation aurait un sens, même si ce retour en arrière à la première version d’Hulu serait douloureux.
  • Si Disney s’allège, par filialisation, de certains actifs jugés non stratégiques, et persiste à considérer que le streaming est la clé de son avenir, il pourrait être tenté en sens inverse de jeter plus qu’un œil sur certains services concurrents dont les actionnaires sont en difficulté comme Max ou Paramount+.

Après deux décennies où la mode était aux “mega-mergers” avec la constitution de groupes gigantesques et le plus souvent disparates, le balancier semble à présent s’inverser. Après une réunion d’actionnaires sans doute houleuse et quand le calme sera revenu, nous assisterons peut-être, initiée par Disney, à une phase de déconsolidation offensive, par opposition à la probable déconsolidation défensive de ParamountGlobal. Financièrement le groupe est solide surtout grâce à la rentabilité de ses divisons parcs de loisirs et produits de consommation. Mais demeure la question du changement d’image de Disney, peut-être un mauvais moment à passer, mais peut-être plus grave.

Cet article fait partie d’un ensemble de six textes sur ce site qui forment un tout: Le vieil Hollywood: anatomie d’une chute, la cartographie, puis quatre analyses consacrées respectivement à Disney, à ParamountGobal, à Comcat et à WarnerDiscovery

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