L’économie cachée de la réforme de l’audiovisuel public.

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La réforme en cours de discussion au Parlement (avant que la dissolution de l’Assemblée ne l’enterre, une nouvelle fois) n’a été précédée d’aucun document qui en présenterait l’économie. Cela est plutôt surprenant de la part d’un gouvernement auquel on a souvent reproché le recours massif à des cabinets de conseil. La même remarque peut être adressée à des parlementaires, notamment LR, qui planchent sur ce sujet depuis au moins 2015 (rapport Leleux-Gattolin). Au contraire la réforme de 2009 créant l’entreprise unique France Télévisions avait au moins été précédée en 2008 par le rapport de la commission Copé qui consacrait sa quatrième partie à cette question (pages 37 à 46 du rapport).

1 : L’incertitude sur les ressources

Le financement de la future entreprise est très incertain, tant pour sa modalité que pour son montant. Différentes hypothèses circulent, comme le prolongement du financement provisoire par une fraction de la TVA, ou bien une modalité calquée sur celle des collectivités territoriales, voire complétée par une augmentation de la taxe sur le tabac (qui contredirait la promesse que la suppression de la redevance ne se traduirait pas par une augmentation de la pression fiscale). Dans tous les cas il s’agirait bien d’une contribution du budget de l’Etat. Comme la maîtrise du déficit public de la France est une priorité répétée, dans le contexte d’une dégradation récente de la note souveraine de l’Etat français, il est peu probable que le montant attribué à la future entreprise soit significativement supérieur à son niveau actuel (environ 4 milliards d’euros). Et encore moins probable que l’Etat s’engage de manière crédible à un financement garanti sur le moyen terme, contrairement à ce qui se passe en Grande-Bretagne et en Allemagne.

Les ressources publicitaires pourraient certes être augmentées, c’est que souhaite nécessairement le ministère de finances, mais la réaction du secteur privé serait sans doute violente au moment où, par ailleurs, il est question de renforcer sa compétitivité face aux concurrents numériques.

Toutefois il est extraordinaire de constater que les débats sur la réforme ont eu lieu avant que cette question soit tranchée. Etrange méthode, ou plutôt absence de méthode…

2 : Des surcoûts inévitables quoique difficiles à chiffrer

En 2009, à la suite du rapport Copé, France Télévisions a dû fusionner les entreprises qui la constituaient, c’est-à-dire essentiellement les chaînes et quelques filiales dans une « entreprise unique ». Le président de FTV, Patrice De Carolis, avait estimé le coût de cette réorganisation à 40 millions d’euros pour la première année. Mais le rapport de la Cour des Comptes publié en octobre 2016 constatait, donc sept ans après, que la réforme était loin d’être achevée et rappelait qu’elle avait nécessité deux plans de réduction d’effectifs qui avaient coûté 55 millions d’euros et un accord avec les représentants des salariés (dont la signature avait pris 4 ans) qui renchérissait la masse salariale de 31,7 millions d’euros par an (page 56 du rapport de la Cour). Les parlementaires pourraient méditer le début de la page 25 du rapport qui mérite d’ailleurs d’être cité in extenso :

D – L’absence de synergies tirées de l’entreprise unique

Intervenue dans des conditions d’impréparation technique et humaine évidentes, la mise en place de l’entreprise unique a désorienté la gestion de l’entreprise qui n’a pas été en mesure de tirer parti des synergies attendues de ce changement d’organisation, comme en atteste le périmètre encore peu cohérent des nouvelles directions et l’insuffisante rationalisation des services issus de la fusion.

( Cour des  Comptes rapport de 2016, page 25)

Souhaitons qu’en 2032 le rapport de la Cour des Comptes ne doive pas se contenter d’un coupé-collé de celui de 2016. Il est pourtant certain qu’au moins trois sources de dépenses supplémentaires seront inévitables :

  • Le coût de la holding de tête, certes provisoire, mais on ne voit pas comment l’étage central de la future entreprise en construction pourrait être intégralement constitué en déshabillant les entreprises existantes. L’expérience des réformes de 1989 (présidence commune) et de 2009 (entreprise unique) est à cet égard instructif.
  • Le coût de l’harmonisation des contrats de travail. Une estimation de 20 à 30 millions euros (par an) à circulé, de source syndicale. Elle est peut-être surestimée, mais l’expérience de 2009 incite à penser le contraire. Pour rappel la masse salariale à « harmoniser » est d’environ1700 millions d’euros (900 pour FTV, 680 pour Radio France et 90 pour l’Ina) ce qui sera sans doute plus compliqué que l’harmonisation de quatre chaînes de télévision en 2009. En outre les aspects directement monétaires des contrats de travail ne sont qu’une partie du problème, à côté des questions de régimes sociaux, d’horaires, de vacances, etc. Résoudre ces problèmes prendra au moins quatre ans.
  • Le coût de réorganisation. Outre qu’il s’agira d’abord d’une désorganisation, la mise en œuvre de la réforme supposera le recours à un bataillon d’experts en organisation, en droit social, en conseil informatique. Dans la mesure où les personnels sont fermement opposés à cette réforme, ce changement sera au moins aussi long, conflictuel et coûteux que celui de 2009. Sans compter l’éventuel coût d’une ou plusieurs grèves. Il est très probable que la réorganisation de l’audiovisuel public coûtera donc beaucoup plus que les 40 millions avancés par le PDG de FTV en 2010.

N’aurait-il pas été judicieux que l’évaluation de ces surcoûts, qui ne peut pas être faite sérieusement dans le cadre de cet article, soit réalisée, même sous forme de scénarios, et rendue publique, avant le débat parlementaire ?

3 : Un doute sur le développement de l’entreprise

Si l’on combine des ressources stables et des surcoûts, il est évident que des réductions de dépenses doivent être trouvées quelque part ailleurs. C’est la face cachée de la réforme. La production cinématographique vient de faire l’objet d’un accord interprofessionnel au terme duquel FTV porte à 80 millions d’euros jusqu’en 2028 son engagement. Un autre accord en cours de signature porte sur un engagement similaire pour la production audiovisuelle, sans doute pour 440 millions par an. Il sera difficile de revenir sur ces points. La cible d’économies privilégiée à chaque réforme est celle des équipes d’encadrement et de direction. L’expérience a prouvé maintes fois que c’est souvent l’inverse qui se passe. Les décideurs de la réforme, qui pour la plupart n’ont jamais géré une entreprise, auront beau dire que cette fois il faudra agir en ce sens “courageusement”, il y a peu de chances que cela se concrétise.  C’est donc probablement du côté des émissions de flux, de l’information, des droits sportifs et des programmes de radio qu’il faudra chercher.

Mais parmi les rares exposés des motifs de cette réforme on note, au détour d’un amendement déposé par le gouvernement le 14 mai dernier, les objectifs suivants :

L’entreprise unique présente en effet des avantages significatifs par rapport à une holding :

–  en permettant le regroupement des moyens sur le plan éditorial, il ouvre la voie à plus d’innovation dans la production, au développement de nouveaux formats, à une meilleure complémentarité dans la diffusion, pour prendre en compte tous les publics et tous les usages tout en préservant la spécificité des contenus proposés sur les différents canaux (TV, radio, numérique) ;

–  en offrant la possibilité de construire une stratégie de marques pleinement intégrée et puissante, gage de démultiplication du référencement et de la capacité de prescription, alors qu’un nombre croissant de marques sont transverses à plusieurs sociétés (franceinfo ; Ici ; Lumni ; Culture Prime ; etc) ;

–  en permettant, en matière d’information, de combiner la puissance des moyens de chacun, pour dégager du temps et des moyens pour le travail d’investigation et pour gagner en expertise sur les sujets les plus technique, tout en préservant un traitement spécifique en fonction des publics de chaque média ou territoire ;

–  en assurant le fonctionnement pleinement intégré des réseaux de proximité France Bleu et France 3, au service d’une couverture plus complète de la vie des territoires ;

–  en massifiant les investissements technologiques afin d’optimiser la richesse et la visibilité des offres du service public et permettre le développement des algorithmes de recommandation et des outils d’intelligence artificielle qui sont décisifs à la diffusion et la mise en avant des contenus sur tous les supports (TV, radio, numérique).

Source : Assemblée nationale exposé des amendements

Il n’est pas interdit de penser que la plupart de ces points reposent sur des illusions, mais surtout qu’ils supposent des moyens supplémentaires : la « stratégie de marque pleinement intégrée et puissante », le « développement de nouveaux formats », le « fonctionnement pleinement intégré des réseaux de France 3 et France Bleu », le développement des « outils d’intelligence artificielle », tout cela est loin d’être gratuit.

A titre d’exemple, voici ce que déclarait en octobre 2023 la ministre de la culture lors de son audition au Sénat : « Les coopérations entre France 3 et France Bleu ne généreront pas d’économies dans l’immédiat. Leur but premier est de regrouper les forces du réseau de proximité de l’audiovisuel public pour porter un programme ambitieux autour de la vie locale, pour faire vivre une information locale forte et diversifiée et pour renforcer la connaissance de la vie culturelle et des services locaux.» Et le sénateur Cédric Vial (LR) concluait sobrement : ce rapprochement génère, dans l’immédiat, des coûts de réorganisation.

Sauf à considérer que jusque-là des équipes peu compétentes et mal dirigées n’ont pas su bien utiliser les moyens à leur disposition et que la magie d’un regroupement permettra demain ces développements sans surcoûts, il serait utile de rentrer un peu plus dans les détails des méthodes à mettre en œuvre et des moyens de les financer. Or il est probable que les moyens disponibles du futur ensemble seront au contraire en diminution. A moins qu’une surprenante générosité budgétaire vienne y pourvoir, mais alors il serait utile de l’affirmer avant le débat parlementaire.

Conclusion

Beaucoup de critiques de cette réforme portent, à juste titre, sur sa finalité et l’imprécision de ses motivations opérationnelles. La spécialiste britannique de l’audiovisuel Claire Enders déclarait dans Le Monde daté du 7 juin : un projet de fusion des entreprises de l’audiovisuel public, mû par le seul plaisir de le réaliser, ne constitue pas une réforme. Il est cependant possible qu’une entreprise unique présente, à terme, des avantages. Mais en l’absence d’une analyse préalable argumentée, chiffrée et s’appuyant au moins en partie sur l’avis de professionnels, il est nécessaire de s’inquiéter. Au lieu de permettre un développement de l’audiovisuel public, la réforme et son calendrier auraient conduit à son appauvrissement. Le gouvernement qui sortira des urnes en juillet fera-t-il mieux? Rien n’est moins sûr.

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4 réflexions au sujet de “L’économie cachée de la réforme de l’audiovisuel public.”

    • Chère Muriel,

      Je ne suis pas persuadé qu’elle soit perméable aux critiques… Le plus décourageant c’est que je suis sûr que mes remarques, qui ne sont que du bon sens, ont dû lui être faites une dizaine de fais par une dizaine de personnes différentes (dont ses anciennes collègues).

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  1. Merci Alain pour ton analyse lucide et pertinente. Tu cites la commission Copé et ça fait remonter des souvenirs. Outre que je donnais aux initiales CC leur réelle signification commission des cocus, les recommandations faite par la sous commission gouvernance représentée par J. Vallade et moi, ont été balayées par Sarkozy au cours de la présentation publique du rapport. La nomination du président devait être faite par le conseil d’administration composé majoritairement de personnalités qualifiées et nous soulignions la complexité de la gouvernance à mettre en place qui devait être précédée de nombreuses études. La commission finances a, entre autre, souligné le besoin, outre la compensation de la suppression de la publicité, d’un “besoin annuel de 200 M€ au titre de la nouvelle ambition du service public dont 80 M€ pour accroître le financement du secteur de la création”. Il y eut des discussions homériques au sujet de la nécessaire augmentation de la redevance (Copé contredit par les faits et nos préconisations disant que “moi vivant elle n’augmentera pas”). Moins d’une semaine après la remise du rapport, devant le désir manifeste de Sarkozy et son gouvernement de ne pas tenir compte de la plupart de nos préconisations, la quasi totalité des personnalités qualifiées a publié un texte nous désolidarisant des premières décisions prises par les pouvoirs publics qui étaient contraires aux conclusions du rapport.
    En l’occurrence, aujourd’hui il n’y a même pas de préconisations réfléchies et précises. Seulement des slogans creux.

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    • Cher Nicolas,
      C’est vrai que la réforme “Copé” était plus souvent considérée, à juste titre, comme étant de fait une “réforme Sarkozy” lequel s’était assis sur des points essentiels du rapport de la commission. Dans ce domaine le fait du Prince de 2024 n’est pas une nouveauté… Mais au moins en 2008 on ne faisait pas semblant de considérer les questions économiques comme sans intérêt. Le fait qu’il y ait, à la fin d’un débat public, un arbitrage politique, même absurde du point de vue industriel, est normal en démocratie. Mais aujourd’hui nous avons une absence de débat, une absence de vision et un théâtre politique en trompe-l’oeil. Mais pas sans conséquences.

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