Comcast, l’empire

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Cet article fait partie d’un ensemble de six textes sur ce site qui forment un tout: Le vieil Hollywood: anatomie d’une chutela cartographie, puis quatre analyses consacrées respectivement à Disney, à ParamountGobal, ici à Comcast et plus tard à WarnerDiscovery

Comcast est la moins connue des grandes sociétés américaines audiovisuelles, en France en tout cas. Et pourtant c’est sans doute la plus surprenante, et par ailleurs de loin la plus rentable. Elle présente au moins quatre originalités remarquables.

La première singularité est d’être un embarrassant contre-exemple de l’idée que les conglomérats fondés sur la convergence des « tuyaux » et des « contenus » sont voués à l’échec. En effet Comcast est d’abord une entreprise de télécommunications, le premier câblo-opérateur américain, et le premier fournisseur d ‘accès large bande à Internet. Mais c’est en même temps un très important groupe de contenus avec le network NBC, les studios Universal, Dreamworks (partie animation) et Working Title, le grand réseau hispanique Telemundo, les chaînes thématiques Bravo, Sify, E ! ou MSNBC et le groupe Sky en Europe. La deuxième originalité est d’être une entreprise familiale. Le créateur du groupe, Ralph Roberts, mort en 2015, ayant nommé son fils Brian, alors âgé de 31 ans, comme président dès 1990, poste qu’il occupe toujours en 2024. La famille Roberts ne possède pas plus de 0,5% des actions du groupe mais la totalité des actions de classe B (qui ont 70 fois plus de part de voix que les actions de classe A) ce qui lui donne un minimum de 33% des voix et donc le contrôle effectif du groupe. De cette structure de capital cadenassée découle une troisième originalité : contrairement à Fox, Disney, Paramount ou Warner, Comcast n’a jamais été une proie, toujours un acheteur.  Enfin la quatrième originalité de Comcast est d’être régulièrement citée comme l’entreprise la plus détestée d’Amérique par ses consommateurs. En 2010 et en 2017 les lecteurs du site The Consumerist ont élu Comcast « Worst Company of America ». Ce groupe est donc à la fois discret et controversé comme l’illustre le fait qu’il n’y ait à ma connaissance que deux livres qui lui soient consacrés. L’un, Comcasted, est un pamphlet très virulent publié en 2005, l’autre,  An incredible dream,  est à l’opposé un panégyrique sans nuance publié en 2012.

1 : Du câble aux nouvelles technologies

Ralph Roberts, né en 1920, commence une carrière d’homme d’affaires, avec succès, dans des domaines aussi variés que les clubs de golf, la musique d’ascenseur (Muzak) ou les accessoires vestimentaires pour hommes. Mais en 1963, sur le conseil d’un ami, il achète un tout petit réseau câblé de 1200 abonnés à Tupelo, Mississippi, un trou perdu de 17000 habitants à l’époque, mais qui est aussi la ville natale d’Elvis Presley. Dans les années soixante le câble en était encore à ses débuts, il s’agissait simplement de remplacer les antennes hertziennes là où la réception était mauvaise et accessoirement de proposer une ou deux chaînes de plus si on parvenait à les recevoir. Cependant Roberts, habitué aux recettes très irrégulières de ses activités précédentes, trouvait très intéressant que le câble engendre, par l’abonnement, des recettes régulières chaque mois. Le nombre de réseaux exploités grandit alors progressivement, surtout dans le sud des Etats-Unis, mais quand la société Comcast est créée, en 1969, le câble ne représente encore qu’un tiers de son activité, le reste étant une filiale de marketing destinée aux supermarchés et un ensemble de licences d’exploitation de Muzak (musiques pour lieux publics).

Pendant les vingt années suivantes Comcast se développera en se concentrant sur  le rachat de réseaux de plus en plus grands, mais n’atteindra le seuil des 2 millions d’abonnés qu’en 1988.

Jusque là, aux Etats-Unis, l’activité de câblo-opérateur aux Etats-Unis n’est pas glorieuse. D’abord de nombreux opérateurs font régulièrement faillite, et sont rachetés par de plus gros, et ce mouvement n’aura de cesse dans les années 80,90 et 2000 . Ensuite l’image du câble dans le public n’est pas bonne. Le « cable guy » qui vient démarcher les clients devient une icône de la culture populaire : il est insistant, vulgaire, on ne le croit pas très honnête. Une fois le contrat signé le raccordement effectif est souvent lent et occasionne fréquemment des dégâts au domicile. Les câblo-opérateurs et notamment Comcast développent une tactique particulière pour obtenir ou renouveler une licence dans une ville qui consiste à embaucher des membres de la famille du maire, méthode parfois efficace mais souvent dénoncée par les concurrents et l’opposition locale. Laquelle méthode traversera d’ailleurs l’Atlantique pour être largement utilisée en France dans le cadre du plan câble par la Générale des Eaux et la Lyonnaise des Eaux. Enfin, pour le consommateur, le câble est un monopole de fait dans le pays de la libre concurrence. Une fois la licence obtenue dans une ville, le câblo-opérateur fait ce qu’il veut ou a peu près et, en pratique, les usagers n’ont par le choix, jusqu’à une période récente en tout cas.

Comcast est donc une société du câble de la côte Est, très loin du glamour d’Hollywood. Sa réputation, qui la poursuivra longtemps, est d’être rentable grâce à une très mauvaise qualité de service. Pourtant les Roberts ne sont pas des ploucs, au contraire. Ralph est diplômé de la Wharton School de Pennsylvanie, une grande école membre de l’Ivy League, et son fils Brian a le temps de décrocher un Bachelor of Science à 22 ans avant que son père le mette au boulot dans la société familiale. Dans les années quatre-vingt Ralph Roberts organise en effet le parcours de son fils dans le groupe, dans des supermarchés d’abord, puis de petits réseaux puis à la tête d’un grand réseau.

Au milieu des années quatre-vingt (et de l’ère Reagan) le câble est dérèglementé et notamment libre d’augmenter ses tarifs à partir de 1986. La société prend alors un important virage stratégique, celui de la diversification, d’abord en investissant en 1986 dans le lancement de QVC une chaîne de télé-achat[1], puis en rachetant en 1988 la société de téléphone mobile Amcell. Brian Roberts, nommé président dès 1990, va accentuer ce mouvement.

En 1992, le choix d’Al Gore comme colistier de Bill Clinton va entrainer une brusque accélération du développement d’Internet. Al Gore était loin d’être un inconnu des sociétés du câble. C’était même leur meilleur ennemi, comparant le câble à la Mafia et John Malone, le patron de TCI, premier câblo-opérateur de l’époque, à un parrain (et à Darth Vador). Mais à part réclamer une retour à la réglementation du câble, il avait aussi exposé la nécessité de former une alliance entre le privé et le public pour le développement d’Internet. Et cette politique sera mise en œuvre dès 1993. Comcast n’est pas alors la seule société à comprendre les enjeux de cette révolution, mais elle sera la première à la mettre en œuvre concrètement. Sous l’impulsion de Julian Brodsky, un des cofondateurs, la société va commencer par investir dans des start-ups de la Silicon Valley en créant à ce effet un fonds d’investissement, Comcast Interactive Capital, et surtout va faire développer les modems permettant de fournir un accès à Internet rapide par le câble. En 1997 un voyage à Seattle réunit les principaux patrons du câble américains chez Microsoft au cours duquel un diner est organisé par Bill Gates. Quelques jours après, Microsoft investit 1 milliard de dollars dans Comcast. Cet investissement eu un effet considérable sur la crédibilité des câblodistributeurs auprès des investisseurs: ils apparaissent désormais comme un acteur majeur des « nouvelles technologies ». Leur valeur en bourse augmenta fortement (+17% pour Comcast).

2 : La boulimie

Sur cette lancée, Comcast va multiplier au 21° siècle les acquisitions, et souvent les raids agressifs. Pour s’en tenir aux offensives les plus importantes, quatre vont réussir : ATT broadband (2002), NBC-Universal (2011), Dreamworks (2016) et, en Europe, Sky (2018). Quatre vont échouer : Disney (2004), Time Warner Cable (2014), Fox (2018) et Electronic Arts (2022).

En 2001 Comcast, alors troisième câblo-opérateur américain par le nombre d‘abonnés, propose de racheter la division câble d’ATT, alors leader. La proposition est non-sollicitée mais ATT finira par l’accepter, non sans avoir demandé à d‘autres opérateurs comme le tout nouveau AOL-Time Warner ou Cox, de faire des propositions. L’opération est énorme, portant sur 72 milliards de dollars. Elle est d’abord présentée comme une fusion entre ATT Broadband et Comcast mais c’est en réalité un rachat. Comcast, discrètement soutenue en coulisses par Microsoft qui possédait encore 11% de son capital, double son nombre d’abonnés et change complètement de dimension et de statut.

En février 2004, Comcast surprit à nouveau en proposant de racheter Disney pour 66 milliards de dollars. C’était peu de temps après le constat d’échec de la fusion AOL-Time Warner et ça paraissait en être le remake, même avec cette différence que Comcast proposait de développer avec Disney un grand service de streaming (VoD) sur ses réseaux haut débit. Mais la proposition fut très mal accueillie par les actionnaires de Disney, comme par la bourse, et Brian Roberts retira son offre à la fin du mois d’avril.

Le rachat de NBC-Universal en 2011 fut la première incursion majeure de Comcast dans l’univers des contenus. Certes la société avait déjà fait quelques pas dans cette direction, dès 1986 avec le télé-achat dans QVC en 1987 ainsi qu’avec une part minoritaire dans la chaîne de bandes-annonces Movietime qui devint plus tard E !. Mais rien de significatif, sinon la tentative infructueuse de rachat de Disney en 2004. NBC était un gros morceau : un des trois réseaux de télévision historiques aux Etats-Unis, souvent en lutte avec CBS pour la première place des audiences. NBC avait été récupéré par General Electric en 1986 (GE avait été contrainte de vendre ce réseau de radio en 1932). Avec NBC Comcast ajoutait un acteur majeur de la télévision à sa force de frappe dans la distribution, notamment dans le domaine politiquement sensible de l’information avec MSNBC et CNBC ainsi qu’avec quatre importantes chaînes du câble: Telemundo, USA Network, SyFy et Bravo. Avant son rachat NBC avait créé en 2007 avec la Fox la plateforme de streaming Hulu, rejointe ensuite par Disney, comme en 2009 puis par Warner en 2016. A partir de 2019 Comcast s’est retrouvée seule avec Disney, mais un accord était prévu au terme duquel elle peut sortir en 2024 moyennant un chèque de l’ordre de 9 milliards de dollars.

Universal par  comparaison était un plus petit morceau. Bien que créé en 1912, ce studio était le plus médiocre des studios classiques d’Hollywood, en tout cas jusqu’aux années soixante (à l’exception sans doute de Winchester 73 en 1950). Mais à partir des années soixante Universal, rachetée par MCA,  change de dimension sous l’impulsion de Lew Wasserman et produit des films d’Hitchcock (Les Oiseaux par exemple) puis connait un essor remarquable dans la cadre du Nouvel Hollywood avec Spielberg (Les dents de la mer), George Lucas (American Graffiti), Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer) ou William Friedkin (Sorcerer). MCA sera ensuite vendue à Matsushita en 1990, qui le revendra à Seagram en 1995, laquelle revendra à Vivendi en juin 2000, qui le vendra à General Electric en 2004, à l’exception de la division Universal Music. General Electric fusionnera NBC et Universal dans NBCUniversal. Comcast, dès 2007, manifesta très vite son intérêt pour NBC auprès de General Electric, alors en pleine restructuration, et l’affaire, conclue dans ses grandes lignes dès 2009, sera autorisée en 2011. Elle reposait sur une valorisation de NBCUniversal de l’ordre de 30 milliards de dollars.

En 2014 Comcast proposera de racheter pour 45 milliards de dollars, l’ex-activité câble de Warner, Time Warner Cable (TWC), dont Warner avait fait une société indépendante en 2009. Après des mois de tumultes et de lobbying, le Department of Justice menaça de lancer une procédure anti-trust contre Comcast et Warner Cable et la proposition fut retirée en 2015. Quelques mois plus tard Charter, le grand conçurent de Comcast dans le câble, racheta TWC pour 78,7 milliards de dollars.

Le rachat de Dreamworks animation en 2016 a été un mouvement moins stratégique que l’acquisition d’Universal en 2011 et prouvait surtout les démangaïsons de rachat qui animait Comcast et qui l’anime probablement encore, malgré les démentis récents de ses dirigeants. Dreamworks a été créée en 1994 par trois superstars d’Hollywood : Stephen Spielberg, Jeffrey Katzenberg, ancien dirigeant de Disney, et David Geffen, producteur de musique à succès. Initialement le projet était très ambitieux, destiné à redonner à Hollywood sa créativité et ouvertement calqué sur l’United Artists de Chaplin, Griffith et Mary Pickford. On allait voir ce qu’on allait voir. Hélas, même si quelques succès ont été au rendez-vous, Dreamworks a plutôt été une déception et quand Comcast, en fait NBCUniversal, rachète pour 3,8 milliards en 2016 sa branche principale, Dreamworks animation[2], la plupart des analystes trouvent que c’est deux fois trop cher. En effet à partir de 2011 la société a été déficitaire chaque année avant son rachat. Dans l’animation, les débuts furent pourtant retentissants : Fourmiz, Le Prince d’Egypte, Chicken Run avant 2000 puis la réussite de futures franchises comme Shrek, Madagascar et Kung fu Panda. Non seulement Dreamworks se porte à la hauteur de Pixar mais elle innove également en confiant des budgets très importants à des réalisatrices comme Brenda Chapman (Le Prince d’Egypte) ou Vicky Jenson (Shrek). Hélas à partir de 2008 la source créative se tarit et plus aucune nouvelle franchise n’est créée. En 2024 Dreamworks va sortir Kung fu Panda 4. En fait Comcast a surtout racheté un catalogue de droits de distribution pour Universal.

En juin 2018, un jour après l’annonce de l’approbation par la justice du rachat de Warner par ATT, Comcast proposa de racheter Fox à Rupert Murdoch pour 65 milliards de dollars, entrant en concurrence avec une offre précédente proposée par Disney. Les cicatrices de la tentative de 2004 n’étaient pas refermées entre les dirigeants des deux groupes. Mais Disney réagit très vite et fit une contreproposition à 71,3 milliards acceptée par les actionnaires de Fox le 30 juin.

C’est dans ce contexte déjà compliqué que se déclencha la saga de la vente de Sky opposant Murdoch, Disney, les autorités britanniques et Comcast. Le livre The battle for Sky de Christopher Williams  (Bloomsbury 2019) raconte par le menu cette opération aussi complexe que spectaculaire.  Sky est d’abord un opérateur de télévision payante au Royaume-Uni, en Irlande, Allemagne, Suisse, Autriche, en Italie. Mais c’est aussi un fournisseur d’accès à Internet et comprend également la chaîne d’information Sky News. Rupert Murdoch, détenteur de 39% du capital de Sky avait cherché à plusieurs reprises (2011, 2016) à en prendre entièrement  le contrôle, mais le poids en Angleterre de son pôle de presse écrite conservatrice (The Sun, The Times) et plusieurs scandales découlant de ses méthodes d’«investigation » l’en avait empêché. Alors que sa tentative de prise de contrôle complète semblait enfin pouvoir aboutir, en 2018, grâce à la séparation des activités presse et audiovisuel dans deux sociétés distinctes, la vente de la plupart de ses actifs dans Fox, dont Sky, à Disney vint compliquer l’affaire et Comcast s’engouffra dans la brèche. Disney et Comcast entrèrent dans une féroce compétition, arbitrée par un système d’enchères tenues en trois jours et Comcast l’emporta, pour le prix de 39 milliards de dollars, soit à peu près le double de la valorisation initiale de Sky. D’ailleurs quatre ans après, en octobre 2022, Comcast annonça une dépréciation (write-off) de 8,6 milliards de dollars de la valeur de Sky dans ses comptes. Sky, avec 17,9 milliards de dollars de recettes en 2022, reste rentable, en tout cas au Royaume-Uni, mais ses deux autres filiales, en Italie et surtout en Allemagne font parfois l’objet de rumeurs de vente.

Enfin, au début de 2022, dans le sillage de la proposition de Microsoft de racheter Activision-Blizzard, Comcast entra en po,urparlers avec Electronic Arts pour envisager une fusion entre le géant de jeux vidéo et NBCUniversal. Les discussions s’étalèrent pendant plusieurs semaines et finirent sur un constat d’échec tant sur le prix que sur la gouvernance de l’ensemble.

3 : Comcast aujourd’hui

Le groupe comporte cinq grandes activités : le câble (52% du chiffre d ‘affaires en 2022), la télévision aux Etats-Unis, dont le service de streaming Peacock, (19%), Sky en Europe (14%), les studios (9%) enfin les parc de loisirs (6%). Chacun de ces cinq pôles est rentable, mais 76% des bénéfices proviennent du câble.

Source : rapport d’activité pour 2022

En 2023 Comcast a présenté ses comptes d’une manière moins lisible en faisant disparaitre Sky dont les activités sont en partie noyées dans les activités “connectivité” et en partie dans le segment média.

Le chiffre d’affaires de Comcast était en 2023 de 121,6 Milliards de dollars, soit autant que la somme de ceux de Disney et de WarnerDiscovery. Son résultat d’exploitation de 23 milliards de dollars en 2023 lui donnait un résultat net de 15,4 milliards. A comparer aux sombres résultats des trois autres membres des la bande des quatre studios: +2,4 pour Disney, -3,1 pour Warner et -0,6 pour Paramount.

La capitalisation boursière de Comcast était de 174 milliards de dollars au début de 2024, soit un peu plus que les 166 milliards de Disney, après une croissance de 14% au cours de l’année 2023, toutefois inférieure à celle de l’indice du Nasdaq (32%).

Donc en apparence tout va bien pour Comcast, son chiffre d’affaires croit, sa rentabilité se maintient à un haut niveau et la bourse lui fait confiance. C’est un peu moins brillant pour NBC, au-delà des baisses d’audience. Le licenciement de Matt Lauer en 2017, le présentateur le mieux payé de ,NBC, pour le viol d’un de ses collègues, puis celui en 2023 de Jeff Shell le patron de tout NBCUniversal pour des raisons analogues n’ont pas amélioré l’image de Comcast dans la presse générale.  Mais l’image n’est pas le souci principal des dirigeants du groupe. Il y a toutefois quelques nuages à l’horizon.

  • D’abord le poids de la dette à long terme engendrée par la série de rachats ininterrompue depuis 20 ans, et singulièrement les 39 milliards payés pour Sky. A la fin de 2023 elle s’élevait à 95 milliards de dollars. Même si elle ne représente que quatre ans d’excédents d’exploitation brut ou six ans de résultat net, par comparaison des firmes comme Netflix, Meta ou Alphabet n’ont pratiquement pas de dettes. Celles de Comcast sont de l’ordre de grandeur du cumul des dettes de Disney, Warner et Paramount. Bien sûr la société est rentable et rembourse lentement sa dette (moins 3 milliards en 2023), mais son montant rend plus compliquée une éventuelle nouvelle acquisition.
  • Près de 80% du chiffre d‘affaires est réalisé dans des activités en déclin. En particulier 68% des bénéfices proviennent du câble aux Etats-Unis dont le modèle d’affaire est gravement menacé par le « cord-cutting » c’est-à-dire la tendance des foyers américains à « couper le cordon » en résiliant leur abonnement au câble pour se contenter d’une liaison haut débit à Internet.
  • Certes Comcast est également le leader de l’accès à Internet large bande aux Etats-Unis et ce qu’elle perd sur le câble se retrouve en partie sur l’accès à Internet, mais avec une rentabilité bien moindre et une concurrence beaucoup plus forte qui tire les prix vers le bas. Or la fortune de Comcast s’est construite autour de prix qui feraient hurler en Europe : souvent plus de 150 $ par mois pour le câble plus Internet. Sur cette somme la marge opérationnelle était de 42% en 2020 pour le câble de Comcast. Au dernier trimestre 2023 cette substitution des abonnements au bon vieux câble au profit des abonnements à l’accès à Internet à haut débit s’est même enrayée avec la perte nette de 34000 abonnés à Internet.
  • Les activités de télévision linéaire de NBCUniversal aux Etats-Unis et de Sky en Europe ne sont pas non plus considérées comme des leviers de croissance. Sky souffre de la concurrence de British Telecom, Netflix, Disney+ ou Amazon au Royaume-Uni et de celle de DAZN pour les droits du football en Europe. Aux Etats-Unis NBC, comme ses collègues ABC et CBS, souffre sur deux plans : un marché publicitaire en déclin notamment sur les networks et une diminution des ressources de distribution fournies par les réseaux câblés, deuxième conséquence du « cord-cutting ». L’audience de NBC en prime-time a été divisée par deux en dix ans.
  • Universal a connu une très bonne année 2023 avec la sortie d’Oppenheimer et de Super Mario et même détrôné Disney à la tête du box-office mondial. Mais l’activité des studios reste la moins rentable de toutes les branches de Comcast. De même les parcs de loisirs Universal, bien que très rentables, eux, ne peuvent pas être une source importante de croissance

Comme tous les groupes audiovisuels américains Comcast, au moins dans le discours, met beaucoup d’espoirs dans son service de streaming, Peacock. Mais avec moins de 2,8 milliards de recettes en 2023 (environ 2,5% des recettes du groupe) la route sera longue. Par ailleurs si le service voit son nombre d’abonnés progresser rapidement (+75% de fin septembre 2022 à fin septembre 2023), ses pertes sont considérables : encore 2,8 milliards en 2023 pour un total cumulé supérieur à 7 milliards depuis 2020. Peacock commence l’année 2024 avec 30 millions d’abonnés mais n’est disponible qu’aux Etats-Unis.

4 : Et demain ?

Les grands groupes américains de médias sont devenus des empires, et obéissent aux lois des empires. Il y a le modèle romain classique, centralisé et unificateur, avec des efforts constants pour instituer la même monnaie, la même citoyenneté, les mêmes lois et la même langue, dans la douleur et par la force s’il le faut. Warner, depuis la fin de la calamiteuse aventure AOL, appartient à ce modèle1. Et il y a le modèle de l’empire Ottoman, au contraire décentralisé. La conquête ottomane est initialement brutale mais, une fois acquise, les nouveaux territoires gardent leur culture, une grande autonomie, leur économie, tout sauf leur armée. C’est le modèle Comcast. Après sa victoire Brian Roberts vint dans les locaux de Sky pour expliquer qu’il ne couperait aucune tête et que la culture d’entreprise de Sky était précisément ce qui donnait de la valeur à l’opération, et qu’il avait fait la même chose à NBC, à Universal et à Dreamworks. C’est sans doute la raison pour laquelle, à la différence d’AOL, de Vivendi, d’ATT et pour finir de Warner, le groupe Comcast est parvenu à croitre sans exploser. Cependant l’empire Comcast n’échappera sans doute pas à une autre loi des empires, c’est-à-dire l’obligation de croitre. Quand Rome ou l’empire Ottoman ont atteint leur apogée territoriale, ils sont devenus fragiles et le déclin a commencé.

Mais, aux Etats-Unis, Comcast a atteint une telle taille, à la fois par concentration horizontale, dans le câble, et par concentration verticale, de la création à la distribution, que toute acquisition un peu significative risque d’être empêchée par les autorités de la concurrence. Racheter le câblo-opérateur Charter ? Cela donnerait un quasi-monopole du câble avec plus de 50% des prises. Racheter Altice, le quatrième opérateur, qui est sans doute en vente, poserait un problème moindre mais voisin. Racheter un concurrent, Disney ou Paramount ou ce qui reste de Fox ? Mais quand on possède déjà un grand network, NBC, difficile d’y ajouter ABC ou CBS ou Fox sans se heurter aux lois anti-trust. Sans compter que ce type de rachats ne ferait qu’accentuer l’exposition aux vieux médias.

Mais Comcast possède à la fois les moyens, l’envie et la nécessité “culturelle” de croître, même si lors de la présentation des comptes pour 2023 Brian Roberts a indiqué que Comcast n’avait pas besoin de croître par un rachat. Au moins en 2024, pourrait-on ajouter.

La première direction explorée est celle des jeux vidéo, ce qui ne devrait pas poser de gros problème de droit de la concurrence. La tentative de 2022 auprès d’Electronic Arts a fait long feu (pour l’instant) mais des discussions semblent avoir débuté avec Take2 Interactive, l’éditeur du jeu  GTA. Le fait que Disney ait investi au début de 2024 1,5 milliards de dollars dans le studio de jeux Epic Games (Fortnite) va probablement intéresser Brian Roberts. Electronic Arts pèse 37 milliards en bourse et Take2 Interactive 27. Il reste que même si cette diversification aurait un sens pour présenter Comcast comme un groupe d’entertainment polyvalent, le groupe resterait un acteur mineur du jeu vidéo en comparaison de Nintendo, Sony, Microsoft ou le chinois Tencent. Or en général Comcast cherche à être le numéro 1 du domaine où elle intervient, position qu’elle occupe aujourd’hui en effet dans le câble et l’accès haut débit aux Etats-Unis, dans le cinéma avec Universal, la télévision avec NBC, la télévision payante en Europe avec Sky.

Reste alors l’Europe, même si Sky cherche plutôt à vendre au moins une de ses filiales sur le continent. Les participations de John Malone dans le câble européen à travers Liberty Global (UPC, Virgin Media, Telenet, Ziggo) pourraient être intéressantes, mais il ne semble pas qu’il y ait plus d’atomes crochus entre Roberts et John Malone qu’avec Bob Iger. Et la structure capitalistique du ou plutôt des groupes de Malone est hérissée de chausse-trappes. En revanche racheter Canal+ pourrait faire sens. L’Union Européenne pourrait s’émouvoir de voir un nouveau groupe européen tomber dans le giron américain, mais Comcast n’aurait pas de mal à répondre que les groupes Sky et Canal+ ne sont nulle part en concurrence. La loi française empêcherait Canal+ France de faire partie du deal, mais il suffirait que Canal+ renonce à sa fréquence hertzienne, ce qu’elle a déclaré avoir plusieurs fois envisagé, pour que le problème soit résolu. Canal+ est certes un petit poisson par rapport à l’ogre Comcast, mais elle est présente en Europe de l’Est, en Scandinavie, en Afrique et en Asie, donc là où Comcast n’est pas. Si un jour le service Peacock, limité pour l’instant aux Etats-Unis, doit devenir un service mondial, face à Disney, Amazon et Netflix, cette géographie pourrait intéresser Brian Roberts. Et l’annonce par Vivendi d’une cotation séparée de ses participations dans l’audiovisuel est sans doute scrutée avec intérêt de l’autre côté de l’Atlantique.


[1] Comcast investira au total 300 millions de dollars dans QVC, mais la revendra en 2003 pour 7,9 milliards de dollars à Liberty Media.

[2] Dreamworks animation avait été filialisée en 2005 et le reste, sous le nom de Dreamworks SKG est resté un producteur minoritaire d’un grand nombre de films, dont tous les Spielberg d’après 1994 sauf les deux derniers. Dreamworks SKG a navigué entre Paramount et Universal et depuis 2008 son actionnaire principal est le groupe indien Reliance.

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  1. Au contraire le Warner de l’ère Levin (1992-2002) relevait plutôt du Saint Empire Romain Germanique, avec ses princes et ses ducs en conflit larvé permanent ↩︎
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2 réflexions au sujet de “Comcast, l’empire”

  1. Article très intéressant. Néanmoins, une éventuelle reprise de Canal+ nécessiterait son démantèlement. Quid de la fréquence des trois chaînes en clair (C8, CStar, CNews) et de Studiocanal ? La vente des catalogues de cinéma est encadrée par la loi en France depuis octobre 2021, justement au nom de la « souveraineté culturelle ». Difficile d’imaginer l’État laisser un actionnaire américain prendre le contrôle du premier catalogue de films français.

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    • Vous avez raison ce n’est pas simple. Pour le groupe Vivendi laisser sortir Canal+ de la TNT serait sans doute finalement plus simple que de renoncer à l’influence politique de CNews et C8 grace à la TNT. Et la vente d’un catalogue de films est désormais soumise à une autorisation. Mais d’une part la plupart des rachats effectués par Comcast aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne posaient eux aussi des problèmes juridiques très compliqués mais leurs avocats ont su comment les résoudre, en gros avec des dollars qui permettent d’arranger bien des choses. D’autre part Comcast pourrait être surtout intéressé par les actifs de Canal+ en Afrique, Europe de l’Est et Scandinavie, tous territoires où ils ne sont pas, et complémentaires de Sky. En outre le texte d’octobre 2021 protège la détention des négatifs mais il est possible, sans racheter directement Studiocanal, de signer un deal d’exploitation exclusive de ses droits internationaux à long terme.

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