Eloge du linéaire

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Les bonnes vieilles télévisions linéaires sont les oubliées des changements réglementaires en cours. La « grande » loi sur l’audiovisuel n’a pas survécu à la crise sanitaire et le texte en cours d’élaboration sur la chronologie des médias ne va pas les aider, loin de là. Une ambiance intellectuelle, et politique, s’est peu à peu installée dans laquelle les télés sont un peu des reliques du passé, condamnées au déclin, en bref pas intéressantes. L’époque est au streaming, aux interventions sur Twitch ou sur Brut, aux réseaux sociaux. Mais c’est aller bien vite en besogne.

1 : Un regain d’audience éphémère mais qui laissera des traces

Le confinement du printemps 2020 avait engendré une bulle sans précédent de l’audience de la télévision: de 3h30 en avril 2019 l’audience globale (Durée d’écoute quotidienne des plus de 4 ans) était passée à 4h38, soit un tiers de plus ! Pour des raisons évidentes le phénomène était encore plus spectaculaire chez les catégories qui avaient d’ordinaire la plus faible audience : +44% pour les 15-34 ans et même +55% pour les CSP+. Un an après, le couvre-feu et un confinement partiel en avril ont vu cependant les comportements se rapprocher de la « normale » :

On note que les enfants de moins de 14 ans ont même déjà diminué leur consommation de télévision par rapport à 2019, mais qu’en revanche les CSP+ restent à un niveau élevé. Au total l’effet confinement, prolongé par l’effet couvre-feu, ne sera sans doute pas durable, en tout cas quantitativement. Cependant ce retour provisoire à la télévision a été concomitant d’une croissance de 40% des abonnements à la svod. Il n’y a donc pas eu de substitution du non-linéaire au linéaire mais croissance des deux. Cela pourrait signifier, notamment pour les CSP+, un changement qualitatif, une revalorisation souterraine de la télé classique : Netflix, Disney+, c’est bien mais ça ne suffit pas, et il est à parier qu’une partie au moins du public a jeté un regard neuf sur ces bonnes vieilles chaînes.

2 ; les marchés financiers ont changé d’avis sur la télévision

La valeur boursière des entreprises européennes de télévision n’a pas cessé de s’évaporer au cours de la précédente décennie. Dans un article de février 2019 nous avions publié le tableau suivant :

Le début de la pandémie avait même accentué le phénomène. Mais depuis un an tout s’est inversé. Depuis l’hiver 2019-2020, soit les derniers feux du monde d’avant, les bourses européennes ont vu l’indice Eurostoxx gagner 6%, après un creux à -24% à Pâques 2020. Mais les actions des télévisions européennes ont fait beaucoup mieux. Après avoir perdu en moyenne 35%, elles ont toutes (sauf l’italienne Mediaset et ITV en Grande-Bretagne) fait mieux que l’indice général. Il s’agit parfois de mouvements spéculatifs comme pour M6 (+7% par rapport à fin 2019), mais l’espagnole A3media est à +9%, le groupe scandinave MTG est à +22, RTL Group à +14, Pro7Sat1 à +27% par rapport à la fin 2019. C’est la première fois depuis vingt ans que la valeur des chaines de télévision croit plus vite que les indices boursiers.

3 : La télévision c’est bien parce que c’est simple

Les services de svod investissent énormément dans le développement de leurs infrastructures techniques et leurs interfaces, et depuis dix ans l’amélioration est considérable, notamment en termes de stabilité et de qualité des flux vidéo. Les plus grandes ont intégré la 4K et les normes de son les plus exigeantes, en phase avec l’amélioration parallèle de la qualité des téléviseurs. Ce que les chaînes de télévision ont plus de mal à faire, car elles sont dépendantes d’un ensemble de réseaux de distribution, hertzien, satellite, Internet au sein desquels elles doivent le plus souvent se caler sur le moins performant. Il n’empêche. Appuyer sur le bouton 2 pour regarder France 2 est d’une simplicité inégalable. La prolifération des offres à la fois d’interfaces (celles des box, d’AppleTV, de Molotov, de MyCanal) et de services restera longtemps pour une part de la population un casse-tête et ne sera pas pour les autres un avantage. Par ailleurs quelques-unes des fonctions les plus pratiques apportés par le numérique, comme mettre sur pause ou même revenir au début (start over) sont proposées directement sur les nouveaux téléviseurs (connectés).

En ce qui concerne l’émerveillement technologique, la svod a sans doute mangé son pain blanc. Le fait de pouvoir regarder un film ou une série quand on veut reste un progrès merveilleux, mais le problème de l’hyperchoix y superpose une ombre de plus en plus épaisse. Choisir, c’est fatigant, c’est déjà vrai quand on est seul, mais cela l’est plus encore à plusieurs. Ce problème ne doit pas être considéré comme un caprice de nantis du choix multi-plateformes, il est au contraire pris très au sérieux notamment par Netflix. Les algorithmes de recommandation n’ont pas marché. Qui entend encore parler de Cinematch, le moteur de recommandation que Netflix mettait très en avant il y a dix ans ? La phase de conquête rapide d’un parc d’abonnés se termine, maintenant il faut les garder. Or les offres se multiplient, ce qui augmente la volatilité des abonnés si les nouvelles offres trouvent leur public, et crée un brouillard désagréable d’offres éphémères et de promotion agressives. La svod va découvrir ce que la télévision sait depuis longtemps : le monopole est un assez bon système, quoique politiquement impossible, mais trop de concurrence ne développe pas le marché.

4 : La télévision c’est du temps, la svod c’est de l’espace, éloge du direct

Le direct est par définition antinomique du « à la demande ». Il peut certes y avoir du direct sur un service de streaming, ce n’est pas un problème technique, et il commence à y avoir du sport sur Amazon, mais c’est un problème de concept. Or des domaines de programmes considérables ont absolument besoin de s’inscrire dans une urgence, une actualité. C’est évident pour l’information et ses dérivés éditoriaux, pour le sport, les grands évènements, la météo. Mais ça l’est également pour des émissions qui bien que n’étant pas réalisées vraiment en direct sont perçues comme telles par le public : les jeux, les émissions de variétés, les spectacles, les magazines, la télé-réalité. On peut même y ajouter des programmes considérés comme des « œuvres », des programmes de stock, mais qui sont en réalité des flux lents : les feuilletons quotidiens, les documentaires de société ou politiques. Au total beaucoup de programmes dont la consommation suppose un sentiment de simultanéité dont le meilleur allié reste le suivant : un seul bouton sur la télécommande, au bon moment.

5 :  Les jeunes s’en vont mais ce n’est pas si grave (pour la télé commerciale).

Les données d’audience récentes confirment le creusement d’une « fracture médiatique » en gros entre les moins et les plus de trente ans. Bien sûr la fracture n’est sans doute pas exactement à 30 ans, elle varie selon les niveaux d’études et l’habitat notamment. Mais c’est une fracture profonde qui frappe également la radio, comme le démontrent les dernières vagues d’audience :  perte d’audience cumulée de 15% entre 2009 et 2019 chez les moins de 24 ans, perte globale de 2,1 millions d’auditeurs entre janvier 2021 et janvier 2020. Pour ne pas parler de la presse papier, quotidienne et magazine, qui devient marginale dans les pratiques des moins de trente ans, même diplômés.

Cela inquiète beaucoup les politiques, mais beaucoup moins les régies des chaines. Hélas pour nos sociétés, les jeunes comptent beaucoup affectivement, mais de moins en moins économiquement. Ils sont de moins en moins nombreux et de plus en plus pauvres. Les moins de 30 ans représentent encore 17 % de la population aujourd’hui, mais moins de 10% des revenus. Après 18 ans, 45% d’entre eux seulement ont un emploi, 20% sont en-dessous du seuil de pauvreté. Cette catégorie démographique voit donc son importance économique décroître sous un double effet : moins de personnes et moins d’argent. Cette catastrophe historique est très bien décrite, sans émotion, dans la publication officielle « les chiffres-clés de la jeunesse 2019 ». Les régies publicitaires, au-delà des discours politiquement corrects de leurs dirigeants sont donc non pas optimistes, elles préféreraient avoir aussi les jeunes, mais en réalité assez tranquilles. Globalement, le pouvoir d’achat collectif des téléspectateurs de la télévision ne baisse presque pas.

En public les dirigeants de chaînes commerciales froncent volontiers les sourcils pour dire à quel point ils prennent au sérieux le problème et témoignent de leur engagement pour reconquérir ce public. Mais de retour dans leurs bureaux ils savent très bien qu’il n’y a qu’un seul moyen d’avoir plus de jeunes : avoir plus d’audience, comme TF1 entre 2019 et 2021. Et que chercher à rajeunir l’audience n’a pour seul effet que de la diminuer. Le problème est évidemment plus inquiétant pour les chaînes publiques, Leur mission est de s’adresser à tout le monde et les faibles consommateurs de télévision sont eux aussi assujettis à la redevance. Mais la désaffection des moins de trente ans pour l’ensemble des médias traditionnels est un problème de très grande ampleur par rapport auquel la diffusion d’émissions “jeunes” sur les télés publiques n’est qu’un cautère sur une jambe de bois.

6 : Alors de quoi les télévisions ont-elles besoin ?

A part de ne pas les considérer comme des reliques du passé, des laissées pour compte de la révolution numérique, les entreprises de télé n’ont besoin que de trois choses : de l’argent, de l’argent et la paix.

D’abord l’argent de la publicité. Une véritable cécité industrielle et politique a frappé les Etats européens depuis vingt ans, en laissant plus de la moitié du marché publicitaire aller chez Google et Facebook. Deux entreprises américaines, mais fiscalement battant pavillon de complaisance. Quand on se souvient de la rigueur avec laquelle le pouvoir politique français, pendant les trois premières décennies de la Vème République, régulait le marché publicitaire via le duopole Havas-Publicis et un ensemble de dispositions protégeant la presse, on ne peut qu’être étonné et désolé du laisser-faire qui a suivi. Il n’y a aujourd’hui plus que deux solutions : soit « réguler » Google et Facebook c’est-à-dire concrètement faire diminuer leurs recettes, soit donner aux télévisions et aux autres médias des armes égales face à leurs concurrents. C’est-à-dire autoriser complètement la publicité ciblée et unifier les secteurs « interdits ».

Le deuxième argent dont les télévisions ont besoin en Europe c’est celui qui alimente les chaînes publiques. Plus l’audiovisuel européen sera économiquement écrasé par les services américains de svod, plus l’Europe aura besoin des services publics audiovisuels. Pour produire des fictions et des documentaires, pour proposer une information indépendante, pour assurer un public le plus large possible aux très grand événements sportifs aussi. On n’en prend pas le chemin. Au contraire au moment où les règles d’or d’endettement, les contraintes de 3% de déficit, les anciens préceptes économiques néo-libéraux s’estompent, les finances de l’audiovisuel public restent un des derniers domaines où on pense comme dans les années quatre-vingt.

Enfin, en France la pantalonnade de la suppression avortée de France 4, le maintien des règles anti-concentration mises en place il y a plus de trente ans, montrent à la fois l’inanité et l’archaïsme des règles de régulation du secteur. Pas assez de vision politique, trop de Conseil d’Etat, pas assez d’écoute du public ni des entreprises, tout cela contrastant assez tristement avec une admiration teintée d’impuissance, une impuissance teintée d’admiration, devant la modernité des GAFA.

Enfin, est-il utile de rappeler que les chaines de télévision apportent la moitié de l’argent frais qui finance le cinéma, et les deux tiers de la production audiovisuelle?

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1 réflexion au sujet de « Eloge du linéaire »

  1. Très éclairant, merci.
    Je note au passage qu’un économiste reconnaît que “trop de concurrence ne développe pas le marché ” mais alors si le monopole n’est pas politiquement correct où se trouve le moyen terme ?

    Répondre

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