Etats-Unis, Europe, France: les sombres perspectives des télés commerciales

Partager cet article
Follow Me
Tweet

L’été 2023 a vu s’accumuler les mauvaises nouvelles pour l’économie de la télévision commerciale. En France, à la fin du mois de juillet, TF1 et M6 ont publié leurs résultats pour le premier semestre avec des baisses de revenus publicitaires sur les chaines linéaires respectivement de -9,6 et -7,2%, alors que dans le même temps l’activité économique était légèrement croissante (+0,25% pour le PIB, comme pour le marché publicitaire global). Mais ce décrochage est encore plus accentué au Royaume-Uni avec -15% pour ITV (malgré une croissance du PIB de 0,3%) et en Allemagne où ProSieben perd elle aussi 15%  et RTL 12,5%. La communication financière de ces groupes invoque un « contexte macro-économique défavorable » qui ne semble pourtant pas pénaliser leurs concurrents numériques. La conjoncture peut certes se retourner dans quelques mois. En revanche ce qui n’est pas conjoncturel mais structurel c’est le double mouvement initié par Disney. Le 13 juillet Bob Iger, patron du groupe, déclarait que la télévision linéaire n’était plus une activité stratégique pour Disney, y compris le grand network ABC ou ESPN et bien sûr la douzaine de chaînes thématiques du groupe. Deux mois plus tard, le 11 septembre, Disney signait un accord avec le câblodistributeur Charter avec lequel il était en conflit, au terme duquel il retirait huit chaînes thématiques. Ce mouvement pourrait entraîner de la part des autres conglomérats audiovisuels la fermeture d’une trentaine d’autres chaînes. En attendant, en France, les chaînes privées cherchent une solution en demandant une diminution des recettes publicitaires des chaînes publiques. Est-ce le bonne réponse au véritable problème ?  

1 : Baisse de l’audience depuis 2012 : on ne lutte pas contre la démographie

L’audience de la télévision résulte du jeu de deux paramètres : la durée d’écoute de ceux qui la regardent et la couverture (ou audience en cumulé), c’est-à-dire le nombre total de téléspectateurs dans la période.  Cette distinction est aujourd’hui essentielle pour comprendre la tendance en cours. Les mesures de confinement dues à la pandémie de Covid avaient entrainé une forte croissance du volume d’audience de la télévision à partir de février 2020 : une poussée de +27% en avril 2020 par rapport à 2019 après laquelle la durée d’écoute par individu  est restée supérieure à celle de 2019 jusqu’en septembre 2021. Mais, depuis, la baisse s’est prolongée régulièrement et la durée d’écoute du printemps 2023 était inférieure de 12% à celle de 2019.

A : Toujours autant de personnes mais moins longtemps

Si l’on replace les évolutions en dents de scie des trois dernières années dans un contexte plus long, on observe que l’on retrouve depuis deux ans, une fois passée la phase aigüe du covid,  une tendance ancienne de décroissance de la durée d’écoute amorcée dès 2012 qui semble se prolonger et n’est pas propre à la France. Mais ce qui est intéressant ne se situe sans doute pas au niveau global de la DEI (durée d’écoute par individu) mais dans ses composantes. La télévision trouve des téléspectateurs aussi nombreux qu’auparavant mais moins assidus, principalement sur les deux grands chaînes commerciales TF1 et M6. En effet si leur durée d’écoute a baissé, leur couverture (nombre de personnes ayant effectivement regardé) est en revanche restée à peu près stable. Par exemple TF1 ne perd que 1% d’audience cumulée entre février 2021 et février 2023, autour de 55 millions de téléspectateurs, mais perd pourtant 20% de durée d’écoute sur la période. M6 et TF1 ont donc conservé leur public global mais ce public les regarde 25% moins longtemps.

B : Un public de moins en moins vendable au marché publicitaire

Les évolutions négatives évoquées plus haut ne concernent pas de façon homogène toutes les catégories de téléspectateurs. Les plus de 50 ans restent en 2023 aussi assidus qu’en 2019. En revanche les moins de 35 ans ont vu leur audience baisser de plus d’un tiers. Ce qui fait que l’âge moyen des téléspectateurs a encore augmenté et un grand écart démographique s’aggrave: pendant longtemps la durée d’écoute des plus de 50 ans n’était que 2 fois et demi celle des moins de 35 ans, aujourd’hui elle est quatre fois supérieure. Entre 2019 et 2022 l’âge moyen des téléspectateurs est ainsi passé de 53,9 ans à plus de 57 ans, alors que l’âge moyen des Français est d’environ 43 ans. Les chaînes publiques ayant un public nettement plus âgé (65 ans) que les chaînes privées, cette évolution fait augmenter mécaniquement leur part d’audience car ce sont les jeunes qui s’en vont. Pour elles c’est donc un mal pour un bien. Mais le mouvement est d’une si remarquable régularité qu’on ne court pas grand risque à prolonger les courbes : à l’horizon 2030 l’âge moyen de l’audience du service public devrait être de l’ordre de 69 ans.

Ce vieillissement accéléré de l’audience de la télévision concerne toutes les chaînes et on retrouve la même rupture en 2012 que pour l’audience globale :

Il est ironique que cette rupture de 2012 corresponde en France à l’apparition de six chaînes supplémentaires sur la TNT, signe en tout cas que l’audience de la télévision et la multiplication des offres entretiennent des relations plus compliquées qu’il est parfois affirmé. Mais la cause de cette rupture est bien à chercher du côté de YouTube et des réseaux sociaux.  Les jeunes, les moins de 15 ans d’abord, les 15-34 ans ensuite, n’ont pas « abandonné » brutalement la télé, mais ils s’en sont détourné progressivement au profit d’autres écrans, mouvement certes discret au début mais profond qui explique à la fois la vieillissement brutal ainsi que la baisse du volume de l’audience. Cette tendance de fond est si solide qu’elle n’a d’ailleurs pas été interrompue par la crise du covid. 

Mais l’évolution démographique la plus inquiétante concerne les chaines commerciales. Leurs régies publicitaires communiquent par l’euphémisme de « cible commerciale » sur leur audience auprès des « femmes responsables des achats de moins de 50 ans » (FRDA-50). Or le volume d’audience de ces femmes a baissé inexorablement et fortement depuis deux ans,  et de plus d’un quart au premier semestre 2023 par rapport à 2019.

En bleu l’évolution de l’audience générale, en orange celle des femmes responsables des achats de moins de 50 ans

Des évolutions semblables s’observent dans la plupart des pays, notamment au Royaume-Uni en Allemagne.

2 : La bouée du on-line ne sauvera pas le linéaire avant longtemps

Face à des audiences qui diminuent et qui vieillissent, face à des recettes publicitaires en baisse, le narratif des groupes de télévision commerciale tient en un slogan : cap sur le on-line !  Le linéaire est en déclin, voire moribond chez les très jeunes, mais ce n’est pas grave, car il y a le replay et des programmes spécifiques en streaming. Les audiences perdues en télévision classique et les recettes qui vont avec se retrouveront sur myTF1 ou 6play en France, sur ItvX au Royaume-Uni, sur RTL+ en Allemagne. Cela pose cependant un problème mathématique simple : si vous avez de grosses recettes (la pub classique) qui baissent de 5% par an, mais des petites qui montent de 20%, à quel moment les secondes vont-elles rattraper les premières ?

Un peu de maths :

A est la recette publicitaire classique, sur le linéaire

a est le coefficient d’évolution annuelle de A (par exemple 0,95 si A diminue de 5% par an)

B est la recette sur le streaming de la chaîne

b est l’évolution annuelle des recettes de streaming (par exemple 1,1 pour une croissance de 10%)

On cherche N l’année telle que Ax(a^N)=Bx(b^N). Soit l’année où en appliquant N fois le taux de diminution de A et N fois le taux de croissance de B, les deux composantes arrivent au même niveau.

La réponse est N=log (A/B) / log (b/a)

A : le cas français de TF1 et M6 

En additionnant les deux entreprises, on observait les recettes publicitaires suivantes au premier semestre 2023 :

M€Premier semestre 2023Evolution sur 2022
Recettes pub linéaires totales1104-8,7%
Recettes pub streaming69+13,6%

Dans ce cas l’équation précédente donne N= 12,6. Ce qui signifie que si les tendances observées au premier semestre 2023 se poursuivent à moyen terme les recettes on line de TF1 et M6 ne dépasseront donc pas les recettes linéaires avant … 2036.

En prenant des hypothèses plus favorables, soit une baisse des recettes classiques limitée à 3% par an et une croissance des recettes de streaming de 20% par an, le résultat ne change pas, N augmente un peu à 13.

On doit surtout considérer le problème sous un autre angle en se demandant quels sont les taux d’évolution des deux composantes qui permettent de maintenir les recettes totales à moyen terme, sur cinq ans par exemple :

  • Si le taux de décroissance catastrophique observé au premier semestre 2023 (-8,7%) restait la tendance à long terme, il faudrait un taux de croissance de +50% par an des recettes de streaming pour maintenir les recettes totales à leur niveau de 2022.
  • Inversement si on prend un taux de croissance tendanciel plus raisonnable pour le streaming, par exemple +20% par an (déjà supérieur à celui observé en 2023) alors il faudrait contenir le décrochage des recettes classique à seulement -2,5% par an pour maintenir les recettes globales.

B : A l’étranger

Deux expériences étrangères nourrissent cependant  l’espoir d’une seconde vie de la télévision commerciale en mode à la demande : Hulu aux Etats-Unis et plus récemment itvX au Royaume-Uni. Dans les deux cas des groupes de télévision ont réussi à capter des recettes importantes avec un service en ligne.

  • Hulu, lancée en 2007, a obtenu un chiffre d’affaires de 10,7 milliards de dollars en 2022, dont environ la moitié en publicité. Il s’agissait au départ d’un service de replay regroupant les contenus des groupes Disney, Fox, Comcast et Warner, donc plus de la moitié de tout l’audiovisuel américain, bien que le capital de Hulu se soit réduit à partir de 2019 aux seuls Disney et Comcast (NBC). Le service propose plusieurs niveaux d’entrée, de l’entrée simple avec beaucoup de publicité (8$ par mois), en passant par la payante avec peu de pub (15$), puis la payante avec accès à des programmes spécifiques (Disney+, ESPN+ et un service propre de vod) pour 83$ par mois. Evidemment ces niveaux de prix (90$ par mois pour le niveau supérieur à partir d’octobre !) et ces recettes publicitaires font rêver les européens, ainsi que les 48 millions d’abonnés. Pourtant le modèle (qui commence d’ailleurs à plafonner) n’est pas exportable en Europe, d’une part car il supposerait une alliance entre groupes puissants et rivaux, et d’autre part car il faudrait un acteur capable de perdre des sommes considérables pendant plus de quinze ans. Hulu en effet est tout juste rentable après avoir accumulé des pertes de l’ordre de 10 milliards de dollar pendant quinze ans. Encore les comptes du groupe Disney sont-ils obscurs sur ce point et font d‘ailleurs l’objet d’une plainte de la part d’actionnaires minoritaires qui les pensent sous-estimés).
  • itvX est plus proche de la France puisqu’il s’agit du service lancé en 2022 au Royaume-Uni par ITV, le groupe leader de la télévision privée britannique. Le service est le prolongement d’initiatives débutant en 2008 avec l’ITV Player, devenu ITV hub en 2015, à l’époque de simples services de replay, puis devenu en décembre 2022 ITVX en intégrant des contenus spécifiques et notamment ceux de l’ancien Britbox. En apparence les résultats sont spectaculaires puisque au premier semestre 2023 les revenus publicitaires du service étaient de 173 millions de livres (218 en ajoutant les abonnements), soit presque trois fois plus que le cumul des services de TF1 et M6 sur la même période. ITV prévoit d’atteindre 750 millions de livres dès 2026, à comparer aux 1588 millions de recettes publicitaires de l’antenne classique en 2022. Mais ces recettes classiques ont connu une baisse de 15% au premier semestre 2023 par rapport à la même période en 2022. En 2022 elles avaient déjà baissé de 5% par rapport à 2021. De sorte que, quelle que soit la base de calcul, soit 2023 sur 2022, soit 2022 sur 2021, le résultat est le même : les recettes publicitaires totales d’ITV vont encore diminuer pendant plusieurs années. Seule l’hypothèse, optimiste tout de même, d’un doublement en quatre ans des recettes on line (pour atteindre les 750 millions en 2026 annoncés) accompagnée d’une limitation des baisses de recettes classique à seulement 2% par an permettrait de retrouver, à partir de 2027, le niveau de recettes de 2022.
  • La voie suivie par ITV est ambitieuse et sera peut-être couronnée de succès. Elle reste cependant très spécifique dans la mesure où ce groupe dispose d’atouts que ne possèdent pas ses homologues continentaux. Historiquement ITV est d’abord un très gros producteur audiovisuel, autant qu’un diffuseur car jusqu’à présent les ventes de programmes représentaient la moitié de son chiffre d’affaires. Elle dispose donc d’un catalogue de droits, utilisables notamment sur sa plateforme, sans commune mesure avec ceux de TF1, ProSieben ou Antena3 par exemple en Europe. La réglementation nationale lui permet en outre de miser beaucoup sur la publicité segmentée. La régie publicitaire d’ITV, Planet V, affirme n’être dépassée que par Google sur le marché britannique de la vente d’espace en programmatique tous supports confondus.

3 : Une catastrophe est possible, et elle n’est pas qu’économique, elle est aussi politique

La baisse de l’audience de la « cible commerciale » est en fait amorcée depuis dix ans et s’accélère. Pour l’instant force est de constater que ces entreprises ont su malgré tout s’adapter remarquablement, d’une part par une amélioration considérable de l’efficacité de leurs régies publicitaires, d’autre part grâce à une meilleure maitrise de leurs coûts, coûts de grilles comme coûts de structure. Ces entreprises croient pouvoir « prolonger les courbes » : après tout, après dix ans de baisse de leur audience et la concurrence du numérique, elles ont pourtant réussi à rester rentables. Il est pas improbable cependant qu’une rupture catastrophique survienne. Jusqu’où la baisse de l’audience des cibles « commerciales » se poursuivra-t-elle ? Comment cerner (et conjurer) un point de rupture après lesquels des mouvements cumulatifs se déclenchent ? Ces questions sont angoissantes pour les professionnels concernés mais les éluder n’est pas une solution. On ne voit en effet aucune raison pour que ces tendances au déclin s’inversent :

  • L’attractivité des alternatives numériques à la télévision, de YouTube à Netflix, d’Amazon à Tik Tok ne donne aucun signe de lassitude dans le public. Surtout si, progressivement, les offres de sport des plateformes de streaming se développent.
  • Aucun institut de conjoncture ne prévoit un fort rebond de la croissance du PIB dans les années à venir qui pourrait venir masquer le déclin des audiences par de meilleures ventes de publicité.
  • La démographie ne joue pas en faveur du modèle commercial. D’une part le vieillissement général de la société est un acquis certain pour les vingt ans à venir et d’autre part et surtout on sait que les habitudes d’usage des médias se conservent quand une génération vieillit. Les 15-24 ans de 2013, qui avaient déjà largement déserté le prime time des grandes chaînes commerciales, sont aujourd’hui des 25-34 ans et ne reviennent pas. Il y a un effet de domino que la presse écrite, puis la radio ont déjà éprouvé et qui semble irréversible.

Un scénario noir dans lequel les baisses de recettes s’accentueraient impacterait directement l’industrie des programmes audiovisuels et le cinéma. C’est mécanique du fait des engagements (contraints) des chaînes envers ces deux secteurs. Les obligations de production étant fixées par un pourcentage du chiffre d’affaires. Le décret du 30 décembre 2021 a fixé ces obligations à 3,2% du chiffre d‘affaires pour le cinéma, porté par certaines chaînes à 3,5% dans le cadre de négociations avec les organisations du cinéma, à quoi s’ajoutent 15% pour les investissements dans les œuvres audiovisuelles. En première analyse une diminution même très forte des financements de la part de TF1 et M6 semble supportable pour l’ensemble du secteur : pour des devis cumulés, cinéma plus audiovisuel, de l’ordre de 2 milliards d’euros par an, l’apport de ces deux groupes est d’environ 330 millions d’euros par an, le reste provenant de France Télévisions, de Canal+ et d’autres intervenants. Si les recettes des deux grands groupes privés baissent de 10%, cela ne se traduit « que » par une baisse de 33 millions d’euros. Mais il faut tenir compte du fait que les investissements des chaînes privées sont relativement concentrées sur certains types de programmes : des fictions pour l’audiovisuel (et peu de documentaires, d’animation ou de captations de spectacles) et des comédies pour le cinéma. Les conséquences ne seront donc pas tant visibles sur l’ensemble du secteur que concentrées sur des programmes sensibles car employant les comédiens les plus populaires. Surtout si cette baisse se poursuit pendant plusieurs années.

La seconde conséquence est plus politique et sociologique. On l’a vu la télévision linéaire est principalement consommée par la partie la plus âgée de la population. Celle-ci intéresse certes moins les annonceurs que l’autre partie, mais électoralement c’est l’inverse. Or la diminution des ressources des chaines gratuites entrainera, sauf par un étonnant miracle, une diminution de la qualité et de la diversité de leurs grilles et donc du service rendu aux téléspectateurs. Par exemple par une disparition des grands événements sportifs, de plus en plus coûteux. Or une partie importante de la population n’est pas prête à se convertir à l’audiovisuel payant. Le 15 septembre dernier Roch Olivier Maistre, président de l’Arcom, présentait au festival de La Rochelle le graphique suivant qui montrait que près de dix ans après l’arrivée de Netflix en France, suivie par les autres services de streaming, près de 50% des foyers français ne sont pas abonnés à un service payant. La pénétration des grands services plafonne et les très fortes hausses de tarifs d’abonnement (plus de 30% en un an !) ne vont rien arranger. Il existe donc durablement une très forte minorité, et sans doute une majorité des électeurs, qui restera attachée à un audiovisuel gratuit.

C’est dans ce contexte que la demande de l’Association des Chaînes Privées (ACP) d’une diminution des ressources publicitaires des chaînes publiques doit être considérée comme une fausse solution. Dans l’intérêt général ce qui serait utile pour le public et pour les créateurs c’est une croissance des ressources de l’ensemble des chaînes gratuites, pas un simple transfert des publiques vers les privées laissant le total inchangé. Même si on peut cependant considérer que la publicité en ligne, qui revêt désormais un caractère stratégique pour les chaînes commerciales, ce qui n’est pas le cas du secteur public, pourrait être considérée à part.

4 : Un problème politique épineux

Les pouvoirs publics peuvent laisser stagner voire décroître les ressources des chaînes privées sans agir, considérant que cela relève des lois du marché.  Ils peuvent également s’abriter derrière les risques politiques d’une action venant à la rescousse de la « télévision des milliardaires ». Enfin une bonne raison de ne rien faire sera qu’agir efficacement impliquerait probablement un virage à angle droit de la politique audiovisuelle par rapport aux quarante dernières années. Cependant, en cas d‘action, deux voies peuvent être envisagées, par ailleurs compatibles et sans impact sur les finances publiques.

A: la première consiste à modifier la loi de 1986 en reprenant tout ou partie des demandes récurrentes des dirigeants des télévisions commerciales, et notamment par Nicolas de Tavernost  notamment sur les points suivants:

  • Augmentation de la durée des autorisations pour les chaînes de la TNT
  • Simplification de la procédure de renouvellement, notamment absence de remise en concurrence  dans le cas des chaînes qui ont rempli toutes leurs obligations
  • Assouplissement des contraintes horaires de diffusion des écrans (durée, coupures)
  • Suppression de quelques secteurs interdits à la publicité télévisée comme les promotions des distributeurs ou le livre notamment.
  • Encouragement et non limitation du recours à la publicité ciblée, notamment par l’obligation faite aux distributeurs de communiquer dans de bonnes conditions les données des téléspectateurs.
  • Assouplissement des règles de recours à la production indépendante pour permettre aux chaînes françaises, comme ITV au Royaume-Uni ou RTL en Allemagne, d’être aussi des producteurs.

On ne se souvient peut-être plus que les dispositions de la loi de 1986 étaient la traduction d’un contexte intellectuel très particulier et aujourd’hui périmé. Même si certaines dispositions  ont été quelques fois aménagées, il n’y a pas eu de réflexion d’ensemble pour réactualiser ce cadre de pensée. En 1986, dans le contexte européen d’une déstructuration du paysage audiovisuel italien par les chaines de Silvio Berlusconi, on se méfiait de chaînes de télévision que l’on pensait trop puissantes, d’autant plus qu’elles étaient peu nombreuses et sans concurrence. Mais aujourd’hui elles sont nombreuses, concurrencées et certainement pas dominantes.

Sur cette question de la révision du cadre réglementaire d’ensemble on lira avec profit l’ouvrage de Nathalie Sonnac, ancienne membre du CSA où elle présidait notamment le groupe “Télévisions” : “Le nouveau monde des média” paru au printemps dernier, en particulier les chapitres 3 et 4.

B :  La seconde voie consisterait à autoriser, voire à encourager la concentration du secteur, dans le but explicite d’augmenter le prix des tarifs publicitaires en prime time.

Venant après des décisions qui au nom de la concurrence ont empêché Canal+ de développer une svod française (Canalplay) en 2012, ont entravé mortellement Salto en 2019, L’Autorité de la Concurrence s’est opposée à la fusion TF1-M6 en mettant en avant l’argument selon lequel les marchés publicitaires de la télévision et du numérique étaient distincts (contre toutes les évidences macro-économiques) et qu’en conséquence la fusion allait donner un poids excessif au nouvel ensemble sur le marché de la publicité télévisée.

Pour déconstruire cette analyse il est possible de se poser la question de l’intérêt de la concurrence à la télévision. D’abord la multiplication des chaînes ne provoque pas nécessairement une augmentation de la concurrence effective (voir plus haut). En réception hertzienne, le passage entre 2005 et aujourd’hui de 6 à 30 chaînes n’a pas réellement bouleversé le paysage audiovisuel. Les trois groupes TF1, M6 et le groupe public conservent au total 75% de l’audience, on dépasse 80% si on ajoute le groupe Canal+. On pourrait observer et se réjouir que de nouveaux acteurs en obtiennent 20%. Mais la contribution des nouveaux entrants dans la télévision en clair à la production de fictions, documentaires, films, et grands événements reste quasi nulle au bout de dix-sept ans. En 2018-2019, selon le bilan de l’ARCOM, ces « nouvelles » chaînes représentaient  au total moins de 5% des créations de documentaires et ne participaient à aucune création de fiction. Le total de leurs apports (essentiellement dans des magazines) représentaient à peine 1,6% du total des investissements des chaînes de télévision. Un bien maigre bilan donc, quinze après leur apparition. Le paysage audiovisuel français vu d’une télécommande c’est bel et bien trente chaînes en clair, mais en réalité pour les créateurs  il n’y a toujours que les cinq « guichets » des chaînes historiques.

Mais, si elles ne contribuent pas à la création de programmes, les nouvelles chaînes ont cependant eu un effet dépressif sur le marché de la télévision en raréfiant les écrans publicitaires puissants et, au passage,  la « télévision de rassemblement ». Le CSA avait publié en 2018 une étude du marché (dans le cadre du passage en clair de LCI) comportant le tableau suivant :

En 2007 les écrans « puissants », supérieurs à 8 GRP[1], ceux qui en pratique ne sont proposés que par le prime time et l’access prime time des grandes chaînes, représentaient 27% de l’audience exposée à la publicité, mais seulement 6% en 2017. Il est probable que cette tendance se soit prolongée depuis. Lutter contre la fragmentation des audiences permettrait d’augmenter le prix de ces écrans, notamment par une hausse des tarifs.

Eloge du CPM

Le CPM ou coût par mille est le tarif d’un spot, généralement de 30 secondes, pour mille téléspectateurs. C’est une mesure de ce que les annonceurs sont prêts à payer pour 30 secondes de notre attention. Une mesure de notre valeur pour eux. Lors du projet de fusion TF1-M6 les annonceurs se sont plaint du risque qu’une augmentation du prix de la publicité pénalise l’économie, thème qui n’a pas manqué de rencontrer un écho auprès des pouvoirs publics. Mais il y a deux raisons politiques de trouver au contraire un attrait à des CPM élevés.

  • D’abord les « annonceurs »  ne sont pas « l’économie française». Procter et Gamble, Lidl, McDonald, Amazon, Ferrero, Unilever ou Nestlé figurent régulièrement parmi les dix plus gros annonceurs en télévision, surtout sur les écrans puissants. On ne pleurera pas qu’ils paient plus cher l’attention des Français.
  • Un CPM de 20 euros signifie que l’attention de chacun de nous vaut 2 centimes pour 30 secondes. Il serait satisfaisant que nous valions plus, et un peu vexant que nous valions moins. En 2020 aux Etats-Unis le CPM sur les grands networks était de 37 dollars en soirée.

Enfin pour apprécier l’effet de la concurrence sur la qualité du service télévisuel le cas des chaînes d’information en continu indique que les avantages de la concurrence peuvent aussi se payer d’une détérioration des standards de qualité du service. Il y aurait sans doute un arbitrage à faire, certes délicat, entre la recherche du pluralisme de l’information et un certain degré de concurrence mais le maximum de concurrence n’est sûrement pas l’optimum.

Conclusion :

L’avenir économique des chaînes privées est menacé dans la plupart des pays occidentaux. Cette menace n’est pas conjoncturelle, elle s’enracine dans des tendances démographiques, technologiques et sociologiques lourdes. Le développement des recettes en ligne de ces chaînes est nécessaire mais prendra du temps et demande des investissements qu’elles auront de plus en plus de mal à financer. Dans le même temps une moitié de la population reste attachée à un audiovisuel gratuit, surtout devant des offres payantes dont les prix ont considérablement et durablement augmenté. Et l’industrie des programmes audiovisuels est très dépendante des commandes des chaînes gratuites. Le cadre de réflexion qui a présidé à l’élaboration de réglementations restrictives à l’égard des chaînes commerciales doit être rénové. Seule une évolution radicale de la réglementation, et non un replâtrage ou un déplacement du curseur entre le privé et le public serait en mesure de garantir un maintien à moyen terme des ressources de l’audiovisuel gratuit.


[1][1] Le GRP, pour Gross Rating Point, est une unité correspondant à 1% de la population touchée par l’annonce. Elle est utilisée en publicité pour évaluer l’impact d’une campagne comportant plusieurs actions.

Partager cet article
Follow Me
Tweet

3 réflexions au sujet de “Etats-Unis, Europe, France: les sombres perspectives des télés commerciales”

    • Merci! J’ai écoute votre énergétique podcast. Le problème du modèle économique de TF1 et M6 c’est quand même qu’ils doivent naviguer avec des contraintes que leurs concurrents n’ont pas. Cela n’explique pas tout mais il faut en tenir compte. Entre l’Autorite de la concurrence et les dispositions de la loi et des décrets il y a peu d’espace. Leurs collègues européens ne font pas mieux.

      Répondre

Laisser un commentaire