Qu’arrive-t-il à l’audiovisuel américain ? Les grands d’Hollywood, entreprises passées maitresses depuis des décennies dans l’art de la communication financière, bardées de départements de relations publiques aguerris, expliquent qu’elles traversent une période de mutation et qu’elles s’y adaptent. Mais jetons un coup d’œil aux marchés boursiers. Ils ne sont pas infaillibles certes, et leurs fluctuations à court terme sont parfois difficiles à comprendre, mais leur évolution sur plusieurs années fournit un thermomètre sans doute plus fiable.
Voici l’évolution des cours de bourse depuis 2021 et 2019 des principales sociétés du secteur, classés par capitalisation décroissante :
Seule Netflix, et à la rigueur Comcast par rapport à 2019, ont connu un gain, bien que nettement moindre que celui du Nasdaq où elles sont cotées. Warner, Paramount et AMC ont perdu presque la moitié de leur valeur. A titre de comparaison, deux sociétés réputées en mauvaise santé et délaissées par les investisseurs pour des raisons structurelles, Renault et Boeing, ont subi pourtant des sanctions bien moins sévères dans la même période : Renault +1% depuis trois ans, Boeing -5% malgré les avatars du 737Max.
Remarquons qu’à l’exception de Warner toutes ces sociétés font des bénéfices. Les deux sociétés du câble sont même très bénéficiaires : Comcast a accumulé 35 milliards de bénéfices nets depuis trois ans, Charter 14 milliards, soit presque autant que Netflix (15 milliards). Cela n’empêche pas leurs actions d’avoir fortement baissé.
Il s’agit donc d’un problème collectif, profond et durable. Pour l’instant les trois grands fonds dits d’indice comme Vanguard, Blackrock ou Street State qui détiennent en moyenne 20% du capital de ces groupes audiovisuels ne semblent pas bouger. Par vocation ils n’interviennent pas dans la gestion des sociétés dans lesquelles ils investissent. Mais il n’est pas certain qu’ils conservent leurs positions dans des entreprises dont les titres évoluent désormais très à la traine des grands indices.
Comment en est-on arrivé là ? Deux facteurs évidents sont bien connus, un troisième est plus délicat à formuler.
1 : La longue maladie de la poule aux œufs d’or, le cord cutting
Les foyers américains sont de plus en plus nombreux à se désabonner du câble pour la télévision. Ils « coupent le cordon » et souscrivent à la place à un abonnement d’accès à l’internet à haut débit, souvent auprès de la même compagnie qui leur proposait le câble, comme Comcast ou Spectrum (Charter) et regardent la télé grâce à des services comme Hulu ou Google TV en souscrivant éventuellement à un ou plusieurs services de svod.
Il y a plusieurs raisons qui expliquent le cord cutting, et notamment la proverbiale mauvaise qualité du service-client des opérateurs, mais la raison principale est de faire des économies. Le câble américain coûte en effet très cher, des factures mensuelles de plus de 200 dollars ne sont pas rares. La question du coût du câble est depuis quarante ans une question pratiquement politique aux Etats-Unis. Elle a fait l’objet de lois, de procès, d’émissions satiriques et de débats animés lors des élections locales. Il en résulte une profusion d’études, de rapports et de chiffres de toutes origines, souvent contradictoires. Car il n’est pas simple de savoir de quoi on parle exactement sachant que la facture du fournisseur peut comporter tout une série d’options, de locations d’accessoires, et comprend le plus souvent une composante de télécommunications, fixes ou mobiles. Mais le chiffre le plus couramment admis, pour l’année 2022, est une facture mensuelle de 118 dollars avec de fortes variations régionales (150$ à New York et dans le Nord-Est, 90 dollars dans le Dakota).
Charter, le premier câblo-opérateur américain avec 30,6 millions d’abonnés à la fin 2023 publie des comptes détaillés. Il en ressort que si le revenu mensuel moyen par abonné est bien, tous services confondus, de 148$ par mois, le revenu pour les seuls abonnés « vidéo » est de 92 dollars par mois. Et sur ces 92$, 59 repartent pour financer les programmes. Voilà où se nichait la source de la prospérité du secteur depuis les années 2000.
Cependant la majorité des « cord cutters » continue à financer indirectement les programmes audiovisuels, ils ne sont pas perdus pour la cause. S’ils s’abonnent à des services comme Hulu ou GoogleTV par exemple ces derniers remontent bien une partie de leurs recettes aux programmes. Mais les pertes en ligne sont multiples : certains cord cutters ne s’abonnent qu’à un petit nombre de services bon marché voire à aucun, d’autre part alors qu’il était très difficile de se désabonner du câble, les nouveaux services peuvent être quittés facilement. A des ressources abondantes et très prévisibles succèdent donc des recettes plus faibles et moins régulières.
Ce modèle économique en réalité unique au monde, fondé sur une puissante et finalement discrète pompe à ressources, s’était mis en place progressivement. Sous l’administration Reagan le câble, bien qu’il s’agisse d’un monopole local, a été déréglementé en 1984 notamment en ce qui concerne les tarifs. Ils augmentèrent alors en moyenne de 29% (hors inflation) entre 1986 et 1992. Une re-réglementation intervint en 1992 sous l’impulsion du futur vice-président Al Gore, alors parlementaire, mais elle fut abandonnée en 1996. Le câble connut alors un âge d’or, avec la constitution de grands groupes comme Comcast ou TCI (vendu ensuite à ATT puis à Charter). Mais surtout il transforma en profondeur l’économie des chaînes de télévision. A partir de la fin du XX° siècle toutes les chaines devinrent des « pay TV » dont une part parfois majoritaire des recettes provenait non plus de la publicité mais de redevances reversées par les câblo-opérateurs.
En France ce modèle a suscité la convoitise des groupes de télévisions commerciales, TF1 et M6 en particulier qui sont entré dans un bras de fer avec les fournisseurs d’accès à Internet pour la rémunération de leurs chaînes. Mais ici il n’y a pas grand-chose à partager : le revenu mensuel par abonné des fournisseurs d‘accès français est de l’ordre de 35 euros pour Orange et Free, 30 seulement pour Bouygues. A comparer avec les 148 dollars de Charter (137 euros).
Le cord cutting n’est donc pas seulement un basculement des consommateurs vers l’OTT (les différents services vidéo directement accessibles par Internet) et le streaming. C’est aussi une torpille sous la ligne de flottaison du business model des chaînes.
2 : Les pertes du streaming, une profonde erreur tactique et sans doute stratégique
Aux Etats-Unis les chaînes de cinéma à péage et les câblo-opérateurs ont commencé à parler de svod dès 2000. Le gros ouvrage « Streaming Media demystified » (525 pages) est paru chez McGraw-Hill dès 2002. Mais la technologie ne leur semblait pas mûre, en particulier la capacité des réseaux en termes de bande passante, et le modèle économique non plus : fallait-il considérer la svod comme une simple nouvelle prestation « technique » fournie par l’opérateur du câble et permettant aux abonnés à certaines chaînes payantes de regarder les films n’importe quand ? Ou bien s’agissait-il d’un nouveau service à part entière, séparé des offres déjà existantes et reposant sur des droits intellectuels spécifiques? Les débats furent très animés entre professionnels pendant plusieurs années. Pendant ce temps, John Malone, un des grands acteurs du câble américain, avait lancé le service Starz , un concurrent de HBO ou Showtime qui disposait des droits d’un important catalogue de films et des séries de Disney et de Sony. Starz avait également le droit de diffuser en streaming ces films sur Internet, mais en gros ne savait pas le faire. Starz finit donc en 2008 par sous-louer ces droits de streaming à Netflix, une « petite » société qui louait des DVD par Internet et qui semblait compétente. Pour à peine 30 millions de dollars pour 4 ans, Netflix obtint non seulement d’un coup 2500 films et séries de Disney et Sony mais aussi le droit de les proposer en même temps que la télévision payante et non plus avec un décalage de trois ans. Et trois ans après le deal, Netflix comptait plus de 23 millions d’abonnés. Disney et Sony étaient fous de rage, et quand Netflix proposa de renouveler l’accord en 2011 pour dix fois plus cher, Starz refusa et lança son propre service. Mais c’était trop tard, Netflix s’était envolé. Avec l’aide involontaire de la télévision payante. Entre temps le service Epix (lancé par Paramount, LionsGate et MGM) avait lui aussi en 2010 licencié ses programmes à Netflix.
Les studios réagirent d’abord en ordre dispersé. Netflix, fort de son succès et anticipant une rapide croissance, proposa de multiplier par dix le prix de ses achats et certains comme Fox, considérèrent que la SVOD était surtout un nouveau marché à prendre au sérieux qui venait compenser l’épuisement de celui de la vidéo physique. L’autre option était de cesser de vendre et de tenter d’exploiter soi-même ses droits en lançant son propre service. Plusieurs facteurs firent progressivement pencher la balance pour la deuxième option. D’abord Netflix avait commencé dès 2011 et les premières manifestations de mauvaise humeur des studios à produire certains programmes : Lilyhammer en 2012, et surtout House of Cards et Orange is the new black en 2013. Amazon, après un ballon d’essai en Europe avec le rachat de Lovefilms, lança Amazon Prime Vidéo à la fin de 2016. Et les deux nouveaux venus écumaient depuis plusieurs années le festival de Sundance, celui des films indépendants. Les studios comprirent assez vite qu’il s‘agissait d’une classe préparatoire pour intégrer ensuite la grande école des studios d’Hollywood. En août 2017 Disney décida ne plus vendre de programmes à Netflix et de lancer son propre service, suivi par Warner en 2018. Les autres étaient provisoirement trop occupés, Fox à se vendre à Disney, Paramount pour refusionner avec CBS et Comcast comme souvent restant prudent. Mais à la fin de 2019 les quatre studios restants, après l’absorption de Fox par Disney, avaient tous dans leurs cartons un service présenté comme concurrent de Netflix auquel ils allaient réserver leurs exclusivités. Ce que les journaux appelèrent la « guerre du streaming » était lancée. Elle allait provoquer une extraordinaire course à l’armement avec des budgets de programmes multipliés brusquement par deux ou trois, coûter à chacun des pertes de l’ordre de 10 milliards de dollars en quatre ans et une stagnation de la valeur de leur action. Le tout sans empêcher Netflix de poursuivre sa route.
Les inconvénients de cette stratégie étaient en effet multiples :
- 1 : D’abord un manque à gagner immédiat dû à l’arrêt de la vente de programmes à des tiers de manière à conserver des exclusivités pour chacun des services. Or, le cœur du business model des studios reposait sur des ventes en cascade de la première diffusion en salles pour les films ou, pour les séries, sur un network ou un service payant jusqu’à la énième rediffusion sur une chaîne locale.
- 2 : Le fait d’investir des sommes considérables pour des films et surtout des séries et de les consacrer au service-maison eut pour effet d’appauvrir immédiatement l’offre des grandes chaînes appartenant aux mêmes groupes. Les grands networks américains qui avaient été pendant soixante ans le tremplin des grandes séries en furent progressivement dépourvus. Ce qui ne contribua pas à la résistance de leurs recettes publicitaires.
- 3 : le problème le plus visible fut celui de la sortie des films en salles. L’idée de départ était de ne plus les sortir du tout, en tout cas pour ceux qui pouvaient être des têtes de gondoles pour le service de streaming. Cette stratégie fut d’abord mise en œuvre facilement pendant les confinements du covid en 2020, puisque la plupart des salles américaines étaient fermées. Mais aux protestations légitimes des salles de cinéma s’ajoutèrent vite les réserves des financiers. Les studios se privaient de nouvelles recettes à court terme pour un résultat incertain. Le nouveau patron de WarnerDiscovery, David Zaslav, fut le premier à abandonner cette stratégie, suivi progressivement par tous les autres.
- 4 : Partant avec du retard sur Netflix et Amazon les studios ont décidé d’attaquer le marché avec des prix très bas de manière à accélérer l’acquisition des abonnés. Même si les prix ont fortement augmenté à partir de la fin 2022, les revenus par mois et par abonné des principaux services sont très inférieurs à ceux de Netflix comme le montre le tableau suivant :
Sur le marché mondial un abonné à Netflix lui coûte 9 dollars, si l’on ôte du revenu mensuel une marge opérationnelle de 21%. Cela donne une idée de l’écart entre les recettes mensuelles des autres services et ce qui leur permettrait d’être rentable. Sur le marché américain, plus cher, il semble que le prix minimum qui permettrait la rentabilité soit de l‘ordre de 12 à 13 dollars. Max n’en est pas loin, mais pour Disney, Paramount+ et Peacok la route semble devoir être plus longue.
- 5 : Les studios, comme d’ailleurs Netflix et Amazon, se sont alors lancés dans une série de hausses de prix, et ont proposé parallèlement des abonnements avec de la publicité mais restant aux prix planchers proposés jusque-là. Cela permet de masquer la perte d’abonnés découragés par la hausse des prix des abonnements standards mais avec deux inconvénients. Le premier est d’aggraver la concurrence avec les chaînes de télévision linéaire sur un marché publicitaire global qui n’est pas extensible. Or la très grande majorité de ces chaînes de télévision appartiennent elles aussi à ces quatre groupes, Disney (ABC), Warner (CNN), Paramount (CBS) et Comcast (NBC). Au total l’essentiel sinon la totalité de ce que le streaming va gagner sera pris sur le linéaire, ces groupes s’auto-concurrencent donc. Le second problème provient non plus de la limite du marché publicitaire mais de celle du budget des consommateurs. Il pouvait sembler en 2019 qu’il y a aurait de la place pour tout le monde avec des abonnements à 7 dollars par mois. C’est beaucoup moins vrai à 15 dollars. Une des causes du cord cutting, sinon la cause principale est le souci de faire des économies. Or, aux Etats-Unis, si on ajoute à l’abonnement Internet (70$) Hulu ou GoogleTV (77$) et Netflix (20$) on arrive au niveau de l’ancienne facture du câble.
Jusqu’à l’été 2022 les inconvénients de la stratégie des studios pour concurrencer Netflix semblaient masqués par la croissance des abonnés, même obtenus par des prix très bas, et la possibilité de financer une dette croissante par des taux d’intérêts faibles et en conséquence un marché boursier optimiste. Mais le réveil des financiers fut brutal, et dès la fin de l’année 2022 le mot d’ordre des dirigeants fut de limiter les pertes pour rassurer les marchés. WarnerDiscovery annonça un plan d’économies immédiates de 3 puis de 4,5 milliards de dollars, Disney de 7 milliards. Des milliers de postes furent supprimés, des films déjà engagés furent annulés.
A partir de 2023 la présentation du streaming dans les plans stratégiques changea complètement. A la ruée vers l’or des abonnements succéda la nécessité de limiter les pertes. Il n’était plus question de ne plus sortir les films en salles. Warner, Universal et Disney recommencèrent à « licencier » leurs productions c’est-à-dire éventuellement à les vendre à Netflix. Tous les groupes essayèrent de proposer des bundles avec les distributeurs, quitte à accepter une rémunération plus faible. Mais entretemps Netflix avait pris son envol, et la valeur du « vieil Hollywood » avait fondu considérablement.
3 : des dirigeants âgés et extrêmement bien payés
La « disruption » introduite par Netflix dans le domaine n’a pourtant pris personne par surprise. Dès le début des années 2010 on avait assisté à une prolifération de discours et de conférences sur la « révolution numérique », la « nécessité de se remettre en cause », etc, etc. Il ne s’agissait donc pas d’une cécité du secteur, et il faut sans doute chercher dans deux directions pour comprendre cette stratégie “tout streaming” des majors coûteuse, lente et désordonnée et finalement suicidaire pour certains. La première explication est à chercher dans les cruels échecs des premières tentatives d’Hollywood dans le numérique dont le souvenir a calmé bien des ardeurs. La seconde est sans doute une question d’âge du capitaine.
Les grands groupes américains de l’audiovisuel ont en effet toujours eu un problème avec le numérique. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé très tôt:
- En 1978, Warner rachète Atari, alors leader mondial du jeu vidéo, et c’est une catastrophe.
- En 1998, Disney rachète le moteur de recherche Infoseek et lance le portail Go.com l’année suivante et l’introduit en bourse pour profiter de la bulle Internet. Echec piteux: en 2001 Go.com disparait, après le licenciement de 400 personnes.
- En 2000, Warner fusionne avec AOL, alors leader de l’accès à Internet, et c’est une calamiteuse catastrophe.
- En 2000 Viacom qui possède Blockbuster, le grand réseau de location de vidéos, refuse de racheter Netflix pour 50 millions de dollars. Blockbuster fera faillite en 2011.
- En 2006, la Fox de Murdoch achète MySpace pour 580 millions de dollars mais le revend discrètement 100 millions de dollars dès 2011.
- En 2006, Viacom renonce à acheter Facebook, puis YouTube alors qu’il en avait l’occasion.
- En 2007, Fox, NBC et Warner annoncent le service Hulu, rejoints plus tard par Disney et Warner. Le service est un relatif succès commercial, bien qu’il plafonne à présent en-dessous de 50 millions d’abonnés, mais, en 16 ans d’exercice il n’a enregistré que des pertes, en tout cas jusqu’en 2020, date à partir de laquelle la publication de ses comptes a été confondue avec ceux des autres services de streaming du groupe Disney. Pour des raisons variées, Warner et NBC (Comcast) ont quitté un bateau qui n’appartient désormais plus qu’à Disney.
- En 2010 Disney rachète pour 563 millions de dollars Playdom, un studio de jeux vidéo sur smartphones. Petit à petit dissous dans Disney Interactive, Playdom disparaitra en 2016. La même année Disney avait décidé d’arrêter sa série de jeux vidéo Disney Infinity en annonçant une perte de 143 millions de dollars pour cette activité.
Ni Disney, ni Fox, ni Warner, ni Paramount ni Universal ne parviendront à prendre une véritable position dans le numérique autre que la déclinaison de leurs licences et la proposition de leurs programmes de télévision en replay.
Le virage de 2016 conduisant chaque studio à se lancer précipitamment dans une offre de streaming nourrie par des exclusivités a surtout été décidé par des dirigeants qui auraient pu, voire dû, être à la retraite depuis longtemps.
L’âge du capitaine en 2016 dans l’audiovisuel : 75 ans de moyenne
L’âge moyen des dirigeants du numérique en 2016 : 48 ans
La gérontocratie d’Hollywood au milieu des années 2010, Brian Roberts excepté, n’était pas sans évoquer l’URSS du début des années quatre-vingt, certes en plus glamour, cinéma oblige, mais peut-être avec les mêmes conséquences.
Il y a cependant une différence de taille avec la nomenklatura brejnevienne, celle des revenus personnels. Les patrons de l’âge d’or d’Hollywood étaient déjà très bien rémunérés, mais ils étaient souvent les fondateurs ou cofondateurs de leurs entreprises et d’autre part l’économie d’Hollywood était florissante ou en tout cas en forte croissance. Leurs lointains descendants ne sont pas dans la même situation, mais pourtant…
Selon une étude de l’Economic Policy Institute publiée en octobre 2022, les patrons des 350 plus grandes entreprises américaines gagnaient en moyenne 27,8 millions de dollars par an en 2021, sans compter la valeur des stock-options non encore exercées. Cela représente 399 fois le revenu moyen d’un salarié (ce n’était « que » 59 fois en 1989). Depuis 1978 cette rémunération a crû de 1460% inflation déduite (18,1% pour la moyenne des salariés). Mais cette moyenne est celle des 350 plus grandes entreprises, tous secteurs confondus, dont la quasi-totalité est rentable et en croissance.
Etonnamment, au sommet des grands groupes audiovisuels américains, dont a vu précédemment les piètres performances boursières, les rémunérations sont bien au-delà de la moyenne des CEO des autres secteurs :
- Bob Iger, à la tête de Disney depuis 2005 a gagné 1 milliard de dollars depuis 2013 uniquement en vendant progressivement ses actions Disney ou en exerçant ses stock-options. Sa rémunération totale sur la période 2018-2021 était de 456 millions de dollars selon le fonds Trian.
- David Zaslav à la tête de WarnerDiscovery a reçu 440 millions de dollars au moment de la signature de la fusion. Evidemment il s‘agit en grande partie de stock-options qu’il ne pourra sans doute jamais exercer puisque cela supposerait que l‘action du groupe triple de valeur par rapport au niveau où elle se trouve aujourd’hui. Mais sa rémunération de base est aujourd’hui de 27 millions de dollars par an. L’assemblée générale des actionnaires de WarnerDiscovery de 2023 n’a validé sa rémunération qu’à 50,1%, alors qu’on considère généralement qu’un vote inférieur à 80% est un désaveu cinglant.
- Bob Bakish, patron de ParamountGlobal, entreprise dont la dette est sur le point d’être considérée comme un Junk Bond, a gagné 32 millions de dollars en 2023.
- Dans le même groupe l’ancien patron de CBS, Les Moonves, débarqué après la plainte de 12 femmes à son endroit, était considéré comme un des patrons les mieux payés des Etats-Unis avec 69 millions de dollars en 2017 comme en 2016. Il aurait accumulé 700 millions de dollars au cours de sa carrière à CBS.
- Brian Roberts est non-seulement le CEO de Comcast mais aussi celui qui contrôle son capital. Il s’est contenté de 36 millions de dollars en 2023.
Les rémunérations des autres grands dirigeants de rang inférieur, les NEO (Named Executive Officer, en principe les 4 plus fortes rémunérations outre le CEO) sont à l’avenant bien qu’évidemment plus faibles. Chez Disney les NEO ont reçu un total d’1 milliard de dollars entre 2013 et 2023, soit 90 millions par an.
La coexistence de revenus extrêmement élevés avec des résultats financiers plus que décevants commence à peine à provoquer des remous dans les milieux financiers. En tout cas la justification de ces gratifications par la nécessité d’attirer et de conserver des « talents » est de plus en plus difficile à soutenir.
4 : Conclusion
Les nuages s’accumulent donc à l’horizon de l’audiovisuel américain historique. L’année 2024 sera probablement lourde comme avant un orage, mais pourrait bien être une dernière année de stabilité. Une année électorale est toujours une bonne année publicitaire pour les networks qui y trouveront donc un semblant de répit. Les solutions à court terme au problème des pertes dans le streaming, moins de dépenses de marketing et moins de dépenses de programmes, vont donner provisoirement satisfaction aux investisseurs concentrés sur le court terme. Enfin le risque d’un changement radical d’administration fédérale en cas de réélection de Trump découragera les projets de grandes fusions d’entreprises de médias.
Mais au-delà de cet horizon les perspectives sont beaucoup plus ouvertes. Un des grands, sans doute Paramount Global, devrait disparaître sous sa forme actuelle. Passée l’année électorale, l’économie des networks deviendra critique, avec la poursuite des baisses d’audience et du cord cutting, avec également la montée en puissance de la publicité ciblée de GoogleTV, d’Amazon, de Netflix ou de Disney. L’irruption directe d’Apple ou de Google par exemple au cœur d’Hollywood n’est pas à exclure, ni le renforcement d’Amazon. 2025 pourrait également être la première année d’un usage réellement professionnel des outils d’IA au cœur des processus de création. Soit cette révolution technique sera absorbée par le tissu d’entreprises d’Hollywood sans le révolutionner, soit au contraire elle sera à l’origine d’une possible dispersion, déconcentration de la création et de la production.
Enfin, la crise et le déclin de l’audiovisuel américain historique, celui des studios, ne signifient pas un déclin américain. Au contraire, dans le monde, l’influence américaine sur les écrans n’a jamais été aussi forte. Mais c’est entièrement dû à Netflix, Amazon et Google.
Cet article fait partie d’un ensemble de six textes sur ce site qui forment un tout: la cartographie de l’ensemble de l’audiovisuel américain , prolongée par quatre analyses consacrées successivement à Disney, à ParamountGobal, à Comcast et à WarnerDiscovery
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Des analyses toujours aussi brillantes et claires. Merci
Toujours très éclairant. Merci
Quid de Sony/Columbia dans cette analyse ?
De tous les grands studios c’est le seul qui est resté dans un rôle purement producteur. Ses incursions dans le streaming se faisant plutôt dans niches, soit thématique avec l’anime japonais et Crunchyroll soit technique avec Sony Pictures (Bravia) Core sur du matériel Sony.
Je serai curieux de connaître votre avis sur sa situation et son devenir.
Je traite de Sony Pictures dans le prochain article. C’est en effet le seul studio “indépendant” comme le dit Sony, au sens où il n’est pas lié à une groupe de télévision ou de câble. Mais vous verrez que de même que les gens heureux n’ont pas d’histoire, la version actuelle de Columbia est un ilot de stabilité à Hollywood. Par le passé ça n’a pas toujours été le cas.
Belle analyse. Au fil des décennies qui passent qui se souviendra encore des intrigues et coulisses des studios ? J’ai le sentiment que la machine est bien moins fun que durant les années Don Simpson ou Jon Peters…
Je vois aussi l’intrusion des nouvelles règles de recrutement depuis 5 ans. Des individus sans expériences ni talent ont atterrit à des positions intermédiaires en fonction de leur peau ou de leur genre. Le scénariste blanc qui a 20 ans d’expérience dans le processus compliqué de création se voit aujourd’hui blacklisté. C’est un massacre culturel. Les positions de dirigeants ne sont pas (encore) touchés. Ils sont majoritairement blancs mais pour combien de temps ?
Etonnament (ou pas) la leçon de la bulle internet n’a pas servi. On profite de l’argent facile, on fait le choix de grandir à tout prix et quand l’argent redevient cher on licencie…
La Columbia est une studio qui est sans doute le plus riche en terme de rebondissements. Entre les 1 an de David Puttnam en 1985 formidablement retracé dans le livre Fast Fade et le rollercoaster du duo Jon Peters – Peter Guber, il y a de quoi écrire )