Le quatrième groupe de la « bande des quatre » (Disney, Warner, Comcast, Paramount) est le plus petit, le plus mal en point financièrement et celui dont l’histoire est la plus compliquée. Paramount Global a fait l’objet depuis plusieurs mois de rumeurs de rachat ou de démantèlement. Des propositions de rachat de la totalité de Paramount Global de la part du petit groupe Allen Media Group pour environ 30 milliards de dollars, dettes comprises, puis d’une proposition à 11 milliards de dollars pour le seul studio par le fonds Apollo, portée en suite à 26 milliards pour l’ensemble du groupe. Le 3 avril, le groupe est entré en négociations exclusives avec le producteur Skydance. En 2024 la note de sa dette a été dégradée à deux reprises par une agence de notation et se situe désormais dans la catégorie junk bonds..
Paramount Global est le produit de la réunion en 2019 de deux groupes qui avaient le même propriétaire, Sumner Redstone, décédé en août 2020 à l’âge de 97 ans. D’un côté Viacom, groupe qui agrégeait le studio Paramount et un ensemble de chaînes du câble notamment MTV, Nickelodeon, ShowTime et Black Entertainment Television (BET). D’autre part le network CBS et ses filiales en Grande-Bretagne ou en Australie ainsi que l’éditeur Simon & Schuster.
1 : les quatre activités actuelles du groupe Paramount Global
Paramount est un des plus prestigieux producteurs de films d’Hollywood. On lui doit la mise en place, à l’orée des années trente, du système des « studios », c’est-à-dire l’intégration verticale dans un même groupe des salles de cinéma, de la distribution et de la production de films, ainsi que le fait de salarier dans des contrats à long terme l’ensemble des comédiens, réalisateurs, auteurs, et producteurs exécutifs. Sans oublier ces véritables petites villes qu’étaient les plateaux et installations de tournage. Cette intégration attirera dès le début des années trente l’attention des autorités anti-trust, et leur action, interrompue par la guerre, finira par aboutir en 1948 au Paramount consent decree qui y mettra un terme. Mais Paramount, Fox, Warner, MGM et RKO, les cinq grandes majors, avaient eu la liberté pendant vingt ans de faire prospérer un système synonyme de l’âge d’or d’Hollywood. De manière plus anecdotique, sauf pour la France, Paramount avait créé dès 1921 une filiale française. Elle ne se contenta pas d’assurer la distribution des films de la maison-mère et finit par installer à Saint Maurice dans le Val de Marne un studio destiné à produire des films en plusieurs versions linguistiques, rendues nécessaires par le passage du muet au cinéma parlant. Dans Cinématurgie de Paris Marcel Pagnol raconte comment c’est sur cette lancée que le premier succès d’un film français parlant, Marius, est aussi un film Paramount. Auparavant le studio avait été un des principaux producteurs de films muets, avec notamment Cecil B. De Mille, cofondateur du studio et qui en restera un pilier de 1914 jusqu’à sa mort en 1959. Mary Pickford, Rudolph Valentino, les Marx Brothers, Gloria Swanson par exemple sont sous contrat parmi plusieurs dizaines d’autres grandes stars du muet. Durant les années trente la production reste brillante avec par exemple Mae West ou Leo McCarey. Cependant la crise conduit Paramount à se déclarer en faillite en 1933, avant de réapparaitre en 1935. Mais au passage ses actionnaires ont dû vendre les 49% qu’ils possédaient dans un réseau naissant de radio nommé CBS. Dès lors, et jusqu’au début des années soixante, Paramount va non seulement accumuler les succès mais aussi être une des pionnières de la télévision, notamment en 1947 avec la station de Los Angeles KTLA qui est à l’époque la plus grande station de télévision du monde avec l’invention du direct de plusieurs heures en cas de catastrophes et la retransmission d’explosions nucléaires dans le désert du Nevada.
Cependant, comme pour la plupart des autres studios de cinéma, les années soixante entrainent un changement de propriétaire et Paramount est rachetée en 1965 par le conglomérat Gulf+Western. En 1974 la direction du studio est confiée à Barry Diller qui s’entourera des futurs dirigeants de Disney, Michael Eisner et Jeffrey Katzenberg et produira notamment Grease, La Fièvre du Samedi Soir, Les Aventuriers de l’Arche Perdue. Diller et ses adjoints quitteront le studio en 1984, mais Paramount continuera à prospérer, jusqu’à son rachat en 1993 par Viacom, la société de Sumner Redstone, pour 8,2 milliards de dollars. La suite sera progressivement moins brillante, malgré Forrest Gump (1994) et Titanic (1997). Paramount, qui avait été numéro un sur le marché américain du cinéma et avait encore une part de marché de 19% en 2011 va ensuite se contenter de 5 à 6% du marché, avec cependant un rebond provisoire en 2022 grâce à Top Gun: Maverick. Mais Paramount est un monument historique comme le souligne The Hollywood Reporter le 1er mars 2024 dans un article emprunt de nostalgie.
CBS est un des trois networks historiques de la télévision américaine. L’audience de ces mastodontes audiovisuels est en déclin continu depuis les années soixante-dix, et CBS a encore perdu la moitié de son audience en prime-time depuis 2014 pour ne plus retenir que 4,5 millions de personnes en 2023. Ce public est en outre de plus en plus âgé et la “cible commerciale” des 18-49 ans n’en représente plus que 16%. Cependant seuls ces networks sont capables de rassembler d’énormes audiences pour des événements ponctuels comme en février 2024 la retransmission de la Superbowl qui a fédéré plus de 120 millions de téléspectateurs.
Fondé en 1927 en tant que réseau de radio, CBS est resté une entreprise indépendante jusqu’à son rachat en 1994 par Westinghouse. A son zénith la société était devenue un groupe multimédia puissant alliant radio, télévision, production de programmes, édition (Simon and Schuster) et maison de disques (CBS records). Mais la plupart de ces activités furent progressivement vendues : la musique en 1991 à Sony, la radio en 2017 à Audacy, l’édition en plusieurs étapes jusqu’au rachat du solde par KKR en 2023. En 1971 CBS filialisa son département de vente de programmes au câble sous le nom de Viacom. Après plusieurs avatars (voir ci-après) Viacom rachètera son ex maison mère en 2000. A côté de ses séries à succès (Dallas, Mannix, Mission Impossible, The Big Bang Theory entre autres), le prestige de CBS vient de son information, avec des personnalités comme Walter Cronkite puis surtout Dan Rather qui ont symbolisé l’info pour tous les baby-boomers américains.
Les chaînes thématiques distribuées par câble et satellite constituent le troisième pôle de Paramount Global, longtemps le plus dynamique. Comedy Central a eu son heure de gloire avec la série animée South Park, Showtime, chaîne à péage de cinéma, fut lancée par Viacom dès 1976 comme un concurrent de HBO (créée en 1972). Elle fut rejointe après quelques péripéties par sa chaîne-sœur The Movie Channel (TMC). Les deux fleurons du groupe Viacom ont longtemps été MTV et Nickelodeon. L’une a révolutionné le marché de la musique après 1981, l’autre a été le prototype de toutes les chaînes pour enfants dans le monde. Les deux appartenaient à l’origine à Warner-Amex, l’éphémère alliance entre Warner et American Express. Quand cette alliance fut dissoute, Warner chercha à vendre ces actifs et les dirigeants de MTV proposèrent une opération de LBO pour racheter leur entreprise. Mais Warner préféra vendre MTV au Viacom original, celui issu de la filialisation du département revente de programmes de CBS. Les dirigeants de MTV détestaient leur nouveau propriétaire, pas vraiment rock’n roll, et ils s’allièrent à un outsider, le groupe de salles de cinéma National Amusements, pour l’aider à racheter carrément Viacom dont ils furent ensuite et pendant dix ans le principal joyau. Mais aujourd’hui le temps du triomphe de MTV est bien loin, comme d’ailleurs celui de nombre de chaînes thématiques du câble, car la concurrence des services numériques comme Spotify pour la musique ou Disney+ pour les programmes pour enfants a progressivement restreint leur audience. MTV a perdu les trois quarts de son audience entre 2010 et 2023 et c’est pire encore pour NIckelodeon.
La plus récente activité du groupe Paramount Global est bien entendu le streaming avec deux services : Pluto, un service gratuit financé par la publicité (AVOD) et Paramount +, une offre de SVOD concurrente de Netflix ou Disney+. Bien que Paramount + ait été le dernier grand service a être lancé, en mars 2021, le groupe n’était pas novice en ce domaine mais au contraire un pionnier. En effet le service CBS All Access avait été lancé dès 2014 avec une double offre, sans publicités (10 dollars par mois) ou avec (6 dollars), soit, avec dix ans d’avance le modèle devenu standard chez Netflix, Disney ou Amazon. CBS All Access connut cependant des débuts laborieux avec seulement 1,5 millions d’abonnés au bout de trois ans, faute de véritable implication de la part des dirigeants du groupe et de la volonté de chacune de ses branches de protéger son pré carré. Progressivement des contenus autres que ceux de CBS, provenant des autres chaînes (Nickelodeon, MTV, Showtime notamment) y furent ajoutés avant que Showtime (rival historique de HBO) soit intégrée complètement au service. En 2023 Paramount+, disponible dans 45 pays a dépassé 63 millions d’abonnés, ce qui en fait le plus petit des services mondiaux mais il connait une forte croissance. En revanche, comme tous les services de SVOD à l’exception de Netflix, le service est toujours extrêmement déficitaire (environ 1,6 milliards de dollars en 2023).
2 : Les quatre vies de Sumner Redstone
L’histoire du groupe est particulièrement complexe et mouvementée, comme celle de son créateur, Sumner Redstone. Sans entrer dans chacun des (nombreux) épisodes, ou peut reconstruire son histoire à partir de Viacom. C’était donc à l’origine un département de CBS chargé de revendre des programmes aux autres chaînes. En 1970 la FCC interdit aux trois networks de conserver cette activité, dans une décision connue sous le nom de Fin-Syn, qui eut un effet considérable sur le paysage audiovisuel en initiant le développement rapide des chaînes thématiques du câble. Filialisé en 1971, Viacom avait lancé la chaîne à péage Showtime en 1976, chaîne de cinéma mais aussi producteur à qui on doit par exemple la série Twin Peaks, produite pour ABC. En 1987, dans les circonstance évoquées plus haut, Viacom est racheté par National Amusements, le réseau de salles de cinéma de la famille Redstone. Sous cette nouvelle direction, Viacom fait l’acquisition de Paramount auprès de Gulf & Western en 1993, puis de la chaîne de vidéoclubs Blockbuster en 1994, et enfin de CBS en 1999. En 2005, pour des raisons purement financières (valorisation boursière) Viacom est divisée en deux, CBS d’un côté et le reste (Paramount et les chaînes thématiques) dans un nouveau Viacom. Mais en 2019, pour des raisons exactement identiques, les deux entités sont à nouveau réunies sous le terme de Paramount Global. Le capital de la société est toujours contrôlé aujourd’hui par National Amusements qui appartient à Shari Redstone, la fille de Sumner Redstone.
Ce dernier, né en 1923, diplômé de Harvard, a d’abord été un juriste, jusqu’à l’âge de 31 ans. Cette première vie professionnelle va marquer le reste de sa carrière de businessman. Mais en 1954 il rejoint la firme que son père avait créée, avec l’aide de Harry Sagansky, un des parrains de la mafia juive de Boston. National Amusements était un des inventeurs du drive-in, ce type de cinéma en plein air qui sera un des symboles de l’american way of live jusqu’aux années soixante. Redstone entame alors une seconde vie de trente-trois années à la tête de ce qui devient une des plus importantes chaînes de salles de cinémas des Etats-Unis, à l’origine par exemple des multiplexes. Sumner Redstone est le seul des grands dirigeants de médias du 21° siècle à venir de la salle, tous les autres venant de la télévision (Disney, Warner), du câble (Comcast, Liberty Global) ou de la presse (Fox). Pendant trente ans il se forge la réputation de connaître par cœur les chiffres de fréquentations de presque tous les films dans presque toutes les salles. Il prend la tête du lobby national des salles (NATO National Association of Theaters owners) en 1965 et réinvestit ses importants bénéfices en rachetant des actions dans les principaux studios. Par exemple, à peine découvre-t-il Star Wars en 1977 en avant-première qu’il se précipite pour racheter 5% de Fox. Il investit également dans Columbia et dans Paramount.
A 64 ans, en 1987, fortune faite, il aurait pu prendre sa retraite avec la satisfaction d’avoir transformé l’entreprise familiale en un groupe reconnu. Mais deux raisons l’en empêchèrent. D’abord une vie privée mouvementée, avec la clé plusieurs procès ou menaces de procès qui menaçaient la sécurité de son contrôle de National Amusements. Mais aussi une authentique passion pour les films et les gens qui les faisaient (et l’argent qu’ils gagnaient). Il affirma à plusieurs reprises que l’apparition des cassettes vidéo et l’essor du câble condamnaient la salle de cinéma au mieux à la stagnation et qu’il fallait remonter la filière en investissant plutôt dans les programmes.
Il entame alors sa troisième vie, la plus spectaculaire. En moins de douze ans, de 1987 à 1999, par une série de montages financiers audacieux, assorties de manœuvres juridiques agressives, Redstone bâtit ce qui était en 2000 le plus grand groupe de médias du monde. Au prix d’une dette gigantesque qui pèse encore, près de 25 ans après, dans les comptes du groupe. Mais il avait vaincu les gros poissons Barry Diller et John Malone pour l’acquisition de Paramount, il était devenu un Mogul. Après son divorce en 1999, à 76 ans, il quitta Boston et s’installa à Beverly Hills dans une énorme maison à 15 millions de dollars. De quoi obtenir une étoile à son nom sur le Hollywood Walk of Fame en 2016, et malgré son âge canonique, de nombreuses maitresses, officielles ou officieuses, faisant ainsi la joie de la presse à sensation.
The King of content du journaliste du Wall Street Journal Krach Hagey, paru en 2018, décrit par le menu l’ascension de Sumner Redstone, dont on peut lire aussi l’autobiographie, A passion to win, évidemment bien différente car publié par l’éditeur maison, Simon & Schuster.
Il est plus difficile de dater précisément le début de la quatrième vie, bien moins réussie, de Sumner Redstone, mais on peut avancer la date de 2005, année de la séparation (provisoire) de CBS et Viacom dans deux sociétés distinctes. Cette quatrième vie dura quinze ans jusqu’à son décès en 2020. Mais à 82 ans, Redstone semblait avoir perdu son proverbial sens des affaires. Il s’enticha par exemple d’une entreprise de jeu vidéo déjà en phase de déclin, Midway games, à la consternation générale, jusqu’à en posséder 87% en 2007, avec une faillite spectaculaire à la clé en 2009. Viacom, dont les chaînes thématiques étaient de plus en plus menacées par les services numériques, fit deux énormes erreurs stratégiques à cette période : ne pas racheter Facebook en 2005, malgré des discussions avancées qui buteront sur la part en cash des 1,5 milliards proposés, puis ne pas racheter Youtube en 2006, principalement par crainte des risques juridiques liés au non-respect des droits de propriété intellectuelle par le service. Google n’aura pas ces scrupules et rachètera dans la foulée YouTube pour 1,65 milliards de dollars. Déçu Redstone vira Preston, le patron de Viacom qu’il avait pourtant choisi pour lui succéder. On peut en outre rappeler au passage qu’en 2000 Viacom possédait Blockbuster qui refusa la proposition de Reed Hastings de lui vendre Netfix pour 50 millions de dollars.
Unscripted, livre des journalistes James B. Stewart et Rachel Abrams, paru chez Penguin en 2023, décrit par le menu l’éprouvante fin du règne de Sumner Redstone, entouré d’infirmières, ne pouvant plus parler, prisonnier de deux de ses maitresses, contraint à des visites médicales car il est accusé par des actionnaires d’être trop gâteux pour diriger son entreprise.
Pour ne rien arranger à l’atmosphère sulfureuse qui entourait le groupe, Les Moonves, le patron de CBS, s’opposait à la réunification des deux groupes CBS et Viacom/Paramount et se heurtait à Shari Redstone. Mais il dû quitter son poste en septembre 2018, à la suite de la plainte de six, puis de douze femmes victimes de ses avances, voire de ses agressions. Ajoutons que, toujours chez CBS, le présentateur vedette du Morning Show et le producteur de l’émission 60 minutes , deux émissions phares de la chaîne, furent mis à la porte pour des raisons analogues.
3 : Que vaut Paramount Global aujourd’hui ?
Pas grand-chose selon la bourse. Depuis 2019, année de la réunification du groupe, sa capitalisation boursière a été quasiment divisée par 5, dont une division par 2 pour la seule année 2023. Elle ne valait plus que de 8,2 milliards en février 2024 et fait depuis le yo-yo selon les rumeurs de rachat ou leur démenti. Bien que le chiffre d’affaires augmente (25 milliards de dollars en 2020, 30 en 2023) la rentabilité, déjà faible, est devenue négative: – 1,1 milliard de perte nette en 2023. Paramount supporte surtout une dette à long terme de l’ordre de 17 milliards au début 2024, qui bien que réduite de plus de 3 Milliards depuis 2020, représente encore plus du double de sa capitalisation boursière. Cette dette inquiète les agences de notation à tel point que le 23 février Standard & Poors après avoir dégradé la note de Paramount Global à BBB- l’a passée dans la catégorie “junk bonds” le 27 mars.
Le 14 février Warren Buffett, qui restait le premier actionnaire extérieur de Paramount, s’est débarrassé du tiers de ses actions. La veille Bob Bakish, le président de la société avait annoncé le licenciement de 800 personnes aux Etats-Unis, avant d’autres prévus ailleurs dans le monde. Paramount employait 24500 personnes à cette date. Les rumeurs de rachat se sont multipliées depuis l’automne, la plupart du temps interprétées comme le prologue à un démantèlement de la société.
Il semble en effet que la valeur des composantes du groupe soit bien supérieure à son actuelle valeur en bourse.
- Comment valoriser les plus de 63 millions d’abonnés à Paramount+ ? Un abonné à Netflix « vaut » environ 1100 dollars si on divise la valeur de la société par son nombre d’abonnés. Sur le marché du câble américain un abonné à un gros réseau a souvent valu 3000 dollars, 2000 pour un petit réseau. Même si on prenait une valeur de 110 dollars, dix fois inférieure à celle de Netflix, Paramount+ vaudrait tout de même 6,9 milliards de dollars. Si on y ajoute Pluto l’autre activité du groupe dans le streaming gratuit financé par la publicité (Avod) il est difficile d’imaginer que le service de streaming de Paramount vaille moins de 10 milliards, soit nettement plus que l’actuelle valeur en bourse de la société.
- Le studio Paramount reste le dernier et le plus prestigieux des grands studios classiques, avec Warner. Fox a été dissous dans Disney, Columbia dans Sony, MGM n’était plus depuis longtemps qu’un ectoplasme et Universal (Comcast) n’a pas le même prestige ni le même catalogue. Certes les studios dans l’économie audiovisuelle du XXI° siècle sont devenues avant tout des marques et leur chiffre d’affaires direct pèse peu. Mais l’annonce du rachat de MGM par Amazon pour 8,5 milliards de dollars en 2021 a donné une indication de ce que peut valoir une grande marque de cinéma dans la nouvelle économie de l’audiovisuel. Difficile d’imaginer que Paramount et son prestigieux catalogue vaille moins que MGM, même dans un climat moins spéculatif et avec des taux d’intérêts peu favorables aux grandes opérations de fusion-acquisition. (note du 21 mars: D’ailleurs, après la première rédaction de cet article, le fonds Apollo a fait une proposition de rachat du studio seul pour 11 milliards de dollars).
- CBS est un « network, le symbole de cette vieille télévision linéaire sur le déclin. Viacom l’avait acheté pour 36 milliards de dollars en 1999. Depuis de l’eau a coulé sous les ponts et comme tous ses confrères il perd régulièrement de l’audience, des recettes publicitaires et des recettes tirées du câble du fait du « cord cutting ». Mais il conserve de beaux restes : CBS est régulièrement en tête des audiences absolues de la télévision américaine, comme l’illustrent les récents 120 millions de téléspectateurs de la Super Bowl de 2024 et les quelques 530 millions de dollars de recettes publicitaires correspondantes. Il est difficile d’y voir clair dans les recettes publicitaires propres au network proprement dit mais elles sont de l’ordre de grandeur de 6 à 8 milliards de dollars, soit à peu près les recettes combinées de RTL en Allemagne et de TF1 en France. Cela donne un élément de comparaison pour la valeur potentielle de CBS car dans un marché boursier européen plutôt déprimé pour les valeurs de télévision, la somme de la capitalisation de ces deux sociétés est de 7,2 milliards d’euros.
- Enfin les chaînes thématiques du groupe, MTV, Nickelodeon, Comedy Central ou Black Entertainment Television ne valent plus grand-chose aujourd’hui considérées séparément mais restent des marques qui ne sont pas sans valeur.
In fine Paramount Global contient des actifs dont la valeur globale raisonnable pourrait être comprise entre 25 et 30 milliards de dollars, hors dette. Comment expliquer alors que le groupe n’en vaille aujourd’hui que 8 et que Warren Buffet s’en retire? Les 17 milliards de dette y sont bien sûr pour quelque chose, pour une société qui a perdu de l’argent en 2023. Mais la réponse est à chercher aussi dans la structure juridique et capitalistique du groupe. En apparence Shari Redstone, la fille du fondateur, en détient les clés puisqu’elle est à la tête de National Amusements, la chaine de cinémas d’où tout est parti, et qui contrôle le groupe par un jeu complexe d’actions prioritaires. National Amusements détenant 9,7% des actions de Paramount Global mais 80% des votes. David Ellison, le fils de Larry Ellison le fondateur de la société informatique Oracle, a proposé de racheter National Amusements pour la fusionner avec sa société de production Skydance. Cependant racheter National Amusements n’est peut-être pas suffisant car on peut faire confiance à Sumner Redstone, hanté au quotidien par la crainte de perdre un jour le contrôle de son empire, pour avoir dispersé un certain nombre de chausse-trappes (poison pills) contre un éventuel acheteur hostile, y compris contre sa propre famille, y compris aussi dans les replis du capital de National Amusements.
En attendant le dénouement de ce nœud gordien, la valeur et le destin des composantes du groupe dépendent aussi et surtout de la nature du repreneur. Paramount et CBS pourraient reprendre le chemin indépendant qu’elles ont longtemps connu, et elles sauraient vivre avec un modèle d’affaires autonome. Mais ce n’est pas le cas des autres composantes, en particulier des activités de streaming qui dépendent étroitement des programmes fournis par le reste du groupe et dont le destin semble être de devoir fusionner avec l’un ou plusieurs de ses rivaux, plus probablement avec Peacock (Comcast) avec lequel des discussions seraient en cours. A condition là encore d’avoir sécurisé les droits des programmes Paramount et CBS après un éventuel démembrement du groupe. CBS ne peut être racheté ni par Disney, ni par Comcast qui possèdent déjà un grand network, et on voit mal l’intérêt d’un géant du numérique de se lester d’un groupe de télé linéaire. Comme aux Etats-Unis ce type d’entreprise ne peut pas être détenu par un étranger il ne reste guère que Warner, qui n’a pas de network, comme alternative à une vie en solo. Le cas de Paramount est plus ouvert. Une firme étrangère aurait le droit d’être intéressée, et son catalogue comme sa capacité de production pourrait être convoités par un géant du numérique. Contrairement à CBS son économie n’est pas sur le déclin, mais économiquement, malgré le prestige de sa marque, c’est un bien plus petit morceau.
L’année 2024 probablement, 2025 au plus tard, verra donc le démantèlement de ce qui fut brièvement le plus grand groupe de médias américain et qui aurait pu être plus encore en prenant le virage du numérique avec un patron en meilleure santé intellectuelle.
Cet article fait partie d’un ensemble de six textes sur ce site qui forment un tout: la cartographie, Le vieil Hollywood: anatomie d’une chute, puis quatre analyses, outre celle-ci, consacrées respectivement à Disney, à Comcast et à WarnerDiscovery
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