(Cet article a été rédigé en mars 2019. Depuis beaucoup de choses se sont passées: l’Autorité de la concurrence, comme prévu, a autorisé le service mais l’a considérablement entravé, le mandat de la présidente de France Télévisions a été heureusement reconduit, le virus est passé par là et le service est lancé le 20 octobre 2020)
.Depuis 2013 un « Netflix à la française » doit être lancé par les chaînes de télévision françaises, attendu impatiemment sinon par les téléspectateurs du moins par les professionnels de l’audiovisuel. Le projet a fait l’objet d’annonces multiples avec des géométries diverses : TF1 avec M6 en 2013, France Télévision seule en 2015, puis avec des partenaires européens, puis avec des producteurs, puis avec Orange, , puis France télé, TF1 et M6 dans le projet Salto annoncé en mars 2018. Il n’y a pas un seul acteur du domaine, à part peut-être Canal+, qui ne souhaite le succès rapide de ce projet sympathique. Mais peut-il réussir ?
Au début de 2019, à Lille au cours du festival Séries Mania, Delphine Ernotte a fait part de son impatience devant les « lenteurs administratives » qui retardent le lancement de la plateforme. Gilles Pélisson, le patron de TF1 également présent, a déclaré que cette plateforme serait entièrement réalisée par les équipes de M6. Le 11 janvier, la présidente de France Télévisions s’était félicitée d’un accord qualifié d’«anti-Netflix» passé avec les producteurs travaillant pour son groupe au terme duquel les séries produites pour France Télévisions ne pourront plus être vendues à Netflix. Ce n’est évidemment pas rédigé comme ça mais c’est cela que la communication de l’accord voulait faire comprendre. Pourtant, en marge de ce même festival Séries Mania, TF1 a annoncé au contraire un accord de « partenariat » avec Netflix notamment pour la série Le Bazar de la Charité. M6 est resté plus discrète. Mais pas sa maison mère, RTL Group, qui a annoncé le 15 mars investir 350 millions d’euros pour développer son offre de svod en Europe. RTL Group est l’actionnaire principal de chaînes commerciales leader ou numéro 2 en Allemagne, France, Benelux, et possède avec sa propre maison-mère Bertelsmann 39% d’Antena 3 en Espagne.
C’est donc bien parti pour une stratégie commune et cohérente. Mais soyons optimistes et regardons à quelles conditions Salto pourrait quand même réussir :
1 : Le nihil obstat de l’Autorité de la Concurrence
Il est très probable. Si on lit le dernier avis émis par cet organisme le 21 février on constate une définition du marché audiovisuel élargie à l’ensemble de l’offre vidéo (donc inclus Netflix, Amazon et YouTube), au sein duquel il est difficile de considérer que les trois groupes de télévision en clair, même réunis, bénéficient d’une position dominante. Certes Canal+ va déployer ce qui lui reste de lobbying politique pour protéger sa propre offre, mais avec peu de chances de succès. Par ailleurs l’Autorité de la Concurrence ne voudra pas réitérer son erreur de 2012 quand elle avait écrit :
(Point 301): L’étude de l’IDATE précitée, remise au CSA en juin 2011, précise ainsi qu’« un service comme celui de Netflix serait bien entendu impossible à opérer en France où la chronologie des médias fixe à 36 mois à compter de la date de sortie en salles le délai à partir duquel un film peut être exploité sur un service de médias audiovisuel à la demande ».
(Point 306): Aucun des grands acteurs de l’Internet et de la vidéo à la demande interrogés dans le cadre de l’instruction n’a indiqué avoir l’intention à court terme de lancer en France une offre de vidéo à la demande par abonnement.
(NB: l’avis en question date de juillet 2012, donc deux ans avant l’arrivée de Netflix)
Cet obstacle n’en est donc probablement pas un et il faut comprendre en filigrane que les lenteurs administratives que déplore Delphine Ernotte sont au moins autant le fait de l’environnement immédiat de France Télévisions que de Bruxelles ou de la rue de l’Echelle. Au fait, à France Télé, combien de personnes travaillent-elles effectivement sur ce projet si stratégique ?
2 : Un management cohérent soutenu par les actionnaires
Gérer une filiale commune de trois sociétés non seulement rivales sur leur marché principal mais également dotées d’une culture d’entreprise très différente est une gageure. La leçon de TPS qui avait déjà associé les mêmes dans les années quatre-vingt-dix a sûrement dû être tirée. Mais la svod est une course de fond qui a toutes les chances d’être déficitaire pendant plusieurs années, quelque soit le talent de celles et ceux qui vont l’animer. Avant que Salto ne soit rentable il y a des chances que la gouvernance de France Télévisions ou de M6 ait changé, et peut-être celle des deux. Les motivations des partenaires ne sont pas les mêmes et l’ajustement des trois qui a convergé en mars 2018 n’est pas forcément éternel. M6 fait partie d’un grand groupe européen à capitaux allemand qui a sa propre logique et celle de M6 était probablement qu’il valait mieux être dans l’affaire plutôt que de voir une alliance TF1-France Télévisions se former sans elle. TF1, dont le cours de bourse était étonnamment (et injustement) bas en 2018 avait sans doute besoin de montrer aux investisseurs qu’elle n’est pas un dinosaure arrimé à de vieux business models. Mais les dirigeants de ces sociétés privées ont exprimé à plusieurs reprises leurs doutes quant à la possibilité de gagner de l’argent dans la svod et on ne peut pas dire qu’ils manifestent une passion ardente spontanée pour ce domaine. Quant à France Télévisions, Nicolas de Tavernost qui a déjà côtoyé neuf (9) dirigeants successifs de la télévision publique sait que la stabilité des orientations stratégiques de ce partenaire n’est pas sa principale qualité. A titre d’exemple, six mois après l’annonce de Salto, Jean-Pierre Leleux, rapporteur au Sénat du budget notamment de France Télévision écrivait : Votre rapporteur pour avis ne peut que réitérer ses doutes quant au projet de plateforme SALTO qui ne présente aucune garantie de pérennité (le service public y est minoritaire) et d’attractivité (il ne dispose d’aucun budget propre pour développer la création).
Souhaitons donc pour le ou la future boss de Salto qu’il ou elle dispose d’un contrat en béton.
3 : Un financement adapté
C’est sans aucun doute le problème principal. On trouvera ailleurs sur ce site un exposé détaillé des paramètres de l’économie de la svod. Mais on peut ici se contenter d’un seul : le coût d’acquisition d’un abonné. On peut retourner le problème dans tous les sens, conquérir un abonné coûte de l’argent. 40 euros si on est très fort, généralement plus de 100 euros comme par exemple Netflix en ce moment sur le marché américain. Un projet avec un point mort à 1 million d’abonnés va donc déjà coûter, rien qu’en promotion, 40 millions d’euros au moins, et plutôt le double si l’on tient compte que pour arriver à avoir un million d’abonnés un jour il aura fallu en recruter beaucoup plus, dont certains seront partis entre-temps (le churn). Netflix semblait avoir déjà 5 millions d’abonnés en France au début de 2019 et on ne voit pas comment on pourrait présenter comme « stratégique » un projet regroupant les principales chaînes françaises mais qui serait en-dessous d’1 million d’abonnés, surtout s’il reste non-rentable. Par ailleurs la promotion n’est bien sûr pas le seul coût à supporter, il y a la bande passante, les coûts de gestion et, au fait, les programmes. L’ordre de grandeur du besoin de financement d’un projet qui voudrait concurrencer Netflix en France est plutôt de l’ordre de 400 à 500 millions d’euros dans un business plan sérieux. RTL Group a récemment annoncé qu’il allait investir 350 millions d’euros de plus dans sa plateforme de streaming. Ce sont ces ordres de grandeur qu’il faut considérer et pas les quelques 15 ou 45 millions d’euros qui ont été annoncés. Le problème d’un projet de svod mal financé au départ est double. Il est d’abord entraîné dans une spirale potentiellement mortelle : problèmes de cash donc moins de dépenses, donc moins d’abonnés, donc moins de rentabilité. Il doit ensuite périodiquement demander à ses actionnaires de remettre au pot et on tombe alors sur le problème du point précédent.
4 : Des producteurs qui jouent le jeu
Les producteurs français ont globalement tout intérêt au succès de Salto. Mais ce qui est vrai globalement ne l’est pas forcément au niveau de chaque producteur pris individuellement. Nous sommes ici dans un cas typique de « dilemme du prisonnier » dans la théorie des jeux. Si tous les producteurs collaborent pour réserver, au moins pendant quelques années, les droits svod de leurs meilleurs programmes à Salto, ils peuvent espérer contribuer à l’émergence d’une plateforme rentable et proposant surtout des programmes français. Mais si un producteur, attiré par les sirènes de Netflix ou d’Amazon, doute de la fiabilité de ses collègues et néanmoins concurrents, il peut préférer un bon « tiens » en dollars qu’un « tu l’auras » en euros. Il est difficile de faire un pari à ce sujet, mais le pire n’est pas certain si la profession s’organise. Et par ailleurs, les trois groupes de diffuseurs étant les principaux clients des producteurs, ils disposent potentiellement d’arguments solides.
5 : Des abonnés au rendez-vous
Netflix a pris une telle avance, Amazon a de tels arguments que l’affaire peut paraître pliée. Mais il s’agit pourtant sans doute de la condition la plus facile à remplir pour le projet. Avec encore près des trois quarts de l’audience de la télévision en France, la force de frappe du trio est sans rivale. Certes il est peu vraisemblable que les antennes puissent être mobilisées gratuitement pour le projet sans que la concurrence ne vienne se plaindre, avec des arguments. Mais si les conditions précédentes sont remplies (un projet stable, raisonnablement financé, avec les meilleurs programmes français) la « vieille télévision » gagnera la bataille de la visibilité sans problème. L’image de Netflix est excellente pour la France d’en haut, pour l’électorat d’ En Marche, pour les abonnés métropolitains à la fibre. Mais on peut penser (espérer?) qu’il existe aussi une autre partie du pays qui aura tendance à préférer un service français à un produit des GAFA.
6 : Le lent, très lent, réveil de l’Europe
Le projet Salto serait plus fort s’il s’élargissait à, ou au moins s’appuyait sur, des partenaires européens. Mais lesquels ? La pénétration de Netflix dépasse 50% dans toute l’Europe du Nord, de la Scandinavie aux iles britanniques. En France et en Allemagne elle était de 27% à la fin de 2018. Amazon Prime est loin derrière, sauf en Allemagne et en Autriche où elle dépasse même Netflix. La France n’étant qu’à 6%. Ces chiffres mesurent la proportion d’individus qui utilisent effectivement le service au cours d’un mois donné. Ils incluent donc ceux qui bénéficient d’un code gentiment prêté et sont supérieurs à la proportion de la population qui est effectivement abonnée à l’un ou l’autre de ces services.
En face, les offres européennes de svod sont pour l’instant locales et extrêmement minoritaires. Pour gonfler les chiffres on peut considérer comme étant de la « svod » les offres de replay des chaînes payantes, et à ce moment-là, myCanal en France, Skygo en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Italie, ou OCS Go toujours en France sont des concurrents de Netflix. Mais c’est jouer sur les mots, car ni la structure des droits, ni la durée de disponibilité des programmes et parfois même ni les moyens d’accès ne sont les mêmes que dans une véritable offre svod. En réalité il n’y a qu’une seule offre européenne, au sens de non exclusivement nationale, en Europe : Viaplay en Scandinavie lancée dès 2007 par le groupe Modern Times Group. Viaplay était présente aussi dans les pays baltes mais y a (hélas) été vendue en 2017 au fonds américain Providence Equity Partners.
Mais à part Viaplay il n’existe que des offres, très minoritaires et nationales, comme FilmoTV en France ou Maxdome en Allemagne (mais Pro7 l’a ensuite fusionné avec l’Américain Discovery). Des projets plus gros ne manquent pourtant pas. Le plus concret pour l’instant est le britannique Britbox, qui réunit la BBC et ITV. En fait Britbox existe déjà, mais aux Etats-Unis et au Canada. Il s’agit finalement de la réincarnation du projet Kangaroo de 2007. La BBC, le groupe privé ITV et Channel Four avaient en effet proposé ce projet auquel fut un temps associé Orange. Ce service payant aurait proposé l’accès en ligne à l’ensemble des programmes de la télévision britannique. Mais il fut bloqué en 2009 par l’organisme de régulation de la concurrence (Competitive Commission). Il fut surtout bloqué par le lobbying de Rupert Murdoch, propriétaire à l’époque de Sky. Si tout se passe bien du côté réglementaire, Britbox devrait être lancé au Royaume-Uni à la fin de 2019. Mais déjà la presse britannique émet des doutes sur la viabilité d’un projet associant deux groupes concurrents et aussi différents que la BBC et ITV. Mais aussi met le doigt là où ça va sans doute faire mal à terme : la production. Les deux groupes sont en effet autant des diffuseurs que des producteurs (à succès). ITV peut être même vue comme une fédération de producteurs. Or il n’est pas certain que ces producteurs soient enchantés de devoir abandonner l’exclusivité de leurs droits de streaming à leurs maison-mères. BBC Studios par exemple a déjà lancé 14 co-productions avec Netflix depuis 2015 (The Last Kingdom par exemple).
Salto pourra-t-il s’allier à la plateforme annoncée par Bertelsmann? La déclaration de Gilles Pélisson à Séries Mania annonçant que la plateforme technique de Salto sera assurée par M6 est peut-être un indice…
7 : En conclusion
Salto est un projet à la fois nécessaire, sympathique et bienvenu. Sa réussite serait dans l’intérêt de la plupart des acteurs français de l’audiovisuel comme du public. La même chose est vraie aussi en Europe. Mais les obstacles sur sa route sont multiples. Le principal d’entre eux est malheureusement le plus difficile à contourner : le financement. L’heure n’est sans doute pas à demander à l’Etat de le résoudre. Mais les banquiers ? Peut-être devraient-ils se demander pourquoi Netflix peut emprunter sans problème 20 milliards de dollars alors que les acteurs français ne parviendront sans doute pas à en trouver la moitié d’un.
Alain Le Diberder
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