La boussole grossière de la bourse

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Il est souvent dangereux de faire confiance aux évolutions de la bourse pour en tirer des conclusions sur la bonne ou mauvaise santé des entreprises cotées. Des cas d’emballements excessifs dans un sens ou dans un autre sont dans la mémoire de tous. Cependant, faute de mieux dans cette période où les marchés, les vrais, sont en partie suspendus, la bourse présente l’avantage de rester active et donc de fournir quelques indices. Et celle de la franchise. C’est pourquoi l’expression de “boussole grossière” doit être prise dans les deux sens de l’adjectif. Les remarques qui suivent proviennent de la comparaison de la moyenne des cours de bourse de 24 sociétés américaines et européennes entre la dernière semaine de 2019 et la semaine suivant Pâques en 2020. Soit trois mois et demi, marqués à mi-parcours par les conséquences de l’épidémie du coronavirus.

Un mot sur l’évolution globale des marchés boursiers dans la période. Aux Etats-Unis l’année commence par presque deux mois de croissance sur la lancée de l’année 2019. Mais le 20 février débute un nouveau mois de chute brutale, jusqu’à un point bas atteint le 23 mars. A ce stade le Dow Jones a perdu un tiers de sa valeur du début de l’année et le Nasdaq un quart. Après un point bas atteint le 23 mars par les deux indices principaux, la reprise dans le mois qui suit est également très rapide: à la mi-avril l’indice Nasdaq ne perdait plus que 7% par rapport au début de l’année et l’indice Dow Jones 18%. En Europe l’évolution est analogue au début, avec le début de la crise boursière le 20 févier mais la suite est pire qu’aux Etats-Unis. L’indice Stoxx50 perd jusqu’à 37 % de sa valeur du début de l’année, et la reprise est beaucoup plus lente. A la mi-avril les marchés européens étaient toujours 24% en-dessous du niveau du début d’année.

And the winner is…

Netflix. L’entreprise est la seule, avec Amazon et Microsoft, à avoir vu augmenter sa valeur, de 30%, depuis le début de l’année. Avec une valorisation qui dépasse 180 milliards de dollars, Netflix vaut à la mi-avril plus que Disney alors qu’elle n’en valait que les deux tiers au 1er janvier. Cela traduit bien sûr la place particulière qu’a pris la svod dans un monde ou la moitié de l’humanité est confinée à domicile, mais pas seulement. D’abord les concurrents de Netflix sur le marché de la svod ne semblent pas, à la bourse de New York, bénéficier de cette bonne fortune: Disney perd 28%, ATT Warner 22%, Comcast 18%. D’autre part cette croissance de la valeur de Netflix était amorcée dès l’automne de l’an dernier.

Le cas de Disney est particulièrement inquiétant. Au point que Bob Iger, qui pensait quitter la société au zénith de ses succès de 2019, est retourné aux commandes d’un groupe en grave danger. On se souvient que l’année dernière avait été triomphale pour une société monopolisant plus du tiers du box-office mondial, et régnant sur d’indestructibles licences valorisées sur toute une gamme de biens et de services allant de la salle de cinéma aux croisières en passant par la télévision, les parcs de loisirs, et la svod. Le pari de Disney+, proposé à un tarif très bas et destiné à être rentable à l’horizon 2024, au mieux, pouvait cependant être financé grâce aux bénéfices dégagés principalement par les salles et les parcs. Notamment en Chine. Mais Bob Iger a beau être un visionnaire et avoir bouleversé à lui seul le paysage du cinéma mondial, il ne pouvait pas prévoir le virus et on ne peut pas le lui reprocher. Or si le marché des salles est aujourd’hui très malade, nous y reviendrons, celui des parcs de loisirs est dans une situation encore pire. Dans un article du 12 avril, le New York Times évoquait la possibilité de rouvrir un jour les parcs avec un contrôle de la santé des visiteurs à l’entrée, des masques partout et une modification des attractions pour permettre le maintien des distances « sociales ». Autrement dit de très lourds investissements pour une fréquentation en baisse durable. Disney enregistre en ce moment des pertes de 30 millions de dollars par jour et a dû emprunter 6 milliards de dollars à la fin du mois de mars.

Les salles de cinéma américaines proches de la faillite

Les trois grands réseaux de salles américaines, AMC, Cinemark et Regal (groupe Cineworld) ont vu leur valeur divisée par trois depuis le début janvier. AMC est proche de se mettre sous la protection des lois sur la faillite en juin selon plusieurs analystes cités par Variety, même si l’entreprise affirme pouvoir s’en tirer. Le mouvement avait d’ailleurs commencé avant l’épidémie avec la faillite de plusieurs réseaux régionaux. AMC connait bien la question puisque c’est un groupe qui s’est largement bâti par le rachat de salles en faillite. Mais elle n’est que locataire de la quasi-totalité de ses salles et a prévenu les propriétaires qu’elle ne serait peut-être plus en mesure de payer les loyers à partir de mai. Les autres réseaux ne sont pas en bien meilleure posture, très endettés et bientôt plus capables de payer les intérêts de leur dette, ce qui signifierait bientôt une valeur nulle et un démantèlement de ces réseaux.

L’épidémie est venue aggraver une situation déjà morose. En 2019, la suppression du consent decree Paramount de 1948 a donné aux Majors une latitude plus grande encore pour fixer les prix et l’ensemble des conditions d’exploitation des films au détriment des exploitants. Et le virage vers la svod de l’ensemble des groupes d’Hollywood implique que certains films ne seront plus disponibles et que les autres n’auront qu’une fenêtre d’exclusivité plus courte voire plus de fenêtre du tout.

Mais attention à ne pas surinterpréter la baisse des cours de ces trois réseaux de salles. Elle ne signifie pas que les financiers sont convaincus que les salles sont condamnées. Mais elle traduit plutôt qu”ils n’aiment pas l’incertitude, or pour les salles trois questions restent sans réponse pour l’instant:

(1) Quand vont-elles réouvrir?

(2) Dans quelles conditions: un siège sur deux, une rangée sur deux, masques obligatoires?

(3) Quel sera le comportement du public une fois la pandémie vaincue?

Cela fait beaucoup d’incertitudes pour les boursiers et en attendant ils s’en vont. Ils reviendront peut-être. Mais ceux qui restent optimistes quant à l’avenir des salles de cinéma à moyen terme peuvent donc faire de bonnes affaires en achetant en ce moment des titres AMC, Regal ou Cineworld.

Les groupes de publicité dans la tourmente

Le marché mondial de la publicité (qui s’obstine à préferer dire « communication ») est dominé par quatre conglomérats : Omnicom, IPG, WPP et Publicis. En moyenne ces quatre groupes ont perdu un tiers de leur valeur depuis le début de l’année. La situation est surtout difficile pour le britannique WPP (-53%) qui s’était engagé dans un vaste plan de restructuration depuis un an et demi.  Publicis, IPG et Omnicom souffrent un peu moins mais perdent tout de même 35% . Chacun de ces groupes a annoncé un ensemble de mesures comprenant des baisses de rémunération pour les dirigeants, le non-versement (provisoire) de dividendes et des réductions de coûts (500 millions d’euros pour Publicis). La publicité étant un marché très étroitement corrélé à l’évolution du PIB, les perspectives à moyen terme sont évidemment moroses, et celles pour 2020 catastrophiques. Cependant ces groupes, constitués d’une myriade d’unités de taille moyenne ou petite agissant sur les cinq continents, disposent de réserves et sont relativement habitués aux changements de conjoncture. Publicis par exemple a réalisé un résultat net d’1,2 milliard d’euros en 2019.

Les groupes de télévision européens accélèrent leur déclin.

En moyenne les groupes de télévision cotés en bourse ont perdu également un tiers de leur valeur depuis le début de l’année. Cette baisse s’inscrit dans le prolongement d’un mouvement ancien comme l’illustre l’évolution de l’action ProsiebenSat1 depuis cinq ans, passée d’environ 45 euros en 2016 à moins de 8 au printemps 2020:

Cette baisse des actions de télévision ne connaît qu’une seule exception notable, et intéressante, avec Modern Times Group (MTG) qui en ne perdant que 13% se situe au-dessus de la moyenne des actions européennes tous secteurs confondus (-24% pour l’Eurostoxx 50). Cette relative bonne performance s’explique par la remarquable diversité des modèles économiques exploités par MTG (publicité, abonnement classique, svod, vod, FAI) mais aussi par le fait que ce groupe scandinave évolue dans une région à la fois plus riche et moins touchée par le virus que le reste de l’Europe. Mais pour toutes les autres chaînes de télévision, le chemin de croix se poursuit : M6 et ProSiebenSat1 ont encore perdu plus de 40% de leur valeur, TF1 plus du tiers, Mediaset en Italie et A3media en Espagne plus du quart. La pire évolution étant celle d’ITV au Royaume-Uni dont le cours a été divisé par deux. Les fortes audiences constatées pendant la phase de confinement n’ont aucun impact sur leurs recettes publicitaires, les perspectives de recettes liées aux grands événements sportifs (football, tennis, cyclisme, jeux olympiques) se sont envolées et le moyen terme comme on l’a vu pour le secteur de la publicité en général s’annonce encore plus sombre qu’anticipé précédemment par les investisseurs.

Conclusion: la crise accélèrateur de tendances

La bourse peut se tromper, elle l’a fait plusieurs fois. Mais, à ce stade, elle peut être vue comme une caricaturiste punk n’ayant pas peur du blasphème. Elle passe au stabilo des tendances souvent exposées sur ce site. A l’écouter:

  • Les groupes de télévision, jadis les pivots du système audiovisuel, dérivent rapidement vers sa périphérie.
  • Le destin du marché des salles de cinéma, dans le monde, s’aligne sur celui du théâtre privé.
  • La svod a gagné et en son sein Netflix a gagné.
  • Les agences de publicité se dissolvent lentement dans la concurrence des géants du conseil (Accenture, Deloitte, YE etc) et l’uberisation de l’achat d’espace en mode numérique.
  • Le marché du DVD n’existe même plus.

Cela étant, la bourse ne reflète qu’un seul aspect des marchés audiovisuels, celui des perspectives d’y faire des profits à moyen terme. Et la notion de marché est plus large que celle de marché dégageant de forts profits. Au surplus, l’audiovisuel n’est pas seulement un ensemble de marchés. L’importance des services de télévision linéaire pour le lien social, le rôle des salles de cinéma pour la culture en général et la vie locale dans les villes moyennes, le contenu culturel des DVD que les plateformes ne remplacent pas, tout cela la bourse s’en fiche. Il semblerait cependant que le public ne s’en fiche pas. Et il est tout-à-fait possible que a crise conduise en retour à revaloriser ces aspects non-marchands, et sans doute d’une façon profonde et durable.

Tableau de l’évolution du cours de 24 actions au début de 2020 (moyenne des cours de la semaine suivant Pâques rapportée à la moyenne de la dernière semaine de 2019)

Exemple de lecture : A la mi-avril, l’action de RTL Group ne valait plus que 69% de sa valeur de la fin de l’année 2019. En vert les actions qui ont baissé moins vite que l’indice boursier de référence (ou même augmenté pour Netflix, Amazon et Microsoft), en orange ou en rouge celles qui ont significativement baissé plus que l’indice.

Alain Le Diberder

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