Le cinéma à la française n’est pas éternel

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Le cinéma français vit un moment paradoxal. Côté pile l’argent coule à flot, les réalisatrices françaises viennent de décrocher successivement une Palme d’or, un Lion d’or et un Lion d’argent, et selon Unifrance les films français arrivent en troisième position dans l’offre des services de streaming mondiaux, loin derrière les films américains mais nettement devant les films britanniques ou chinois notamment. En 2021 le British Film Institute a actualisé sa liste des 100 plus grands films de l’histoire du cinéma dans laquelle 846 critiques ou cinéastes du monde entier font figurer 23 films français. Comparée à la situation des salles aux Etats-Unis, en Chine, en Allemagne ou en Italie, la situation française est nettement meilleure, l’année devant se terminer en retrait d’environ 25% par rapport aux années d’avant-covid. Ce sera probablement moins 50% en Chine et moins 33% aux Etats-Unis. Il y aurait de quoi être fier de notre cinéma. Mais côté face les professionnels, faisant un usage modéré des comparaisons internationales, s’inquiètent de la faible fréquentation dans les salles de certains films français, dont cependant la part de marché est bien supérieure, pour les dix premiers mois de l’année, à celle de la décennie en cours. Certains sonnent le tocsin et réclament d’urgence la tenue d’états généraux. Le vieillissement du public, le trop grand nombre de films, la médiocrité des scénarios font l’objet d‘articles et d’interviews alarmistes. Sans parler de la rengaine ridicule sur le prix des places.

Mais on peut craindre que cet affolement peu fondé sur le court terme soit en revanche un excellent moyen de ne pas voir le véritable problème qui se pose à moyen terme, celui du big bang du cinéma français.

1: Trop de films ? Un vrai faux problème mais qui mérite examen

La dénonciation de la production d’un trop grand nombre de films en France est ce que les journalistes appellent un marronnier. Nicole Vulser dans un dossier du Monde paru pendant le festival de Cannes de 2019, pourtant une année faste, rappelait qu’en 1956 déjà, François Truffaut jugeait qu’ « On parle beaucoup en ce moment de crise du cinéma français. Il s’agit essentiellement d’une crise de surproduction »L’Express entre autres le dénonçait en 2011. En 2018 la fédération des exploitants l’avait évoquée avec les propos de Laurence Meunier. “Plutôt que de contraindre les salles à diffuser un nombre de films toujours plus important, le CNC devrait réguler la production française. Nous déplorons d’autant plus cette augmentation que leur qualité n’évolue pas en proportion.” Au mois de juillet de cette année, Jérôme Seydoux, patron de Pathé déclarait au Point : ce serait mieux de faire moins de films mais meilleurs. Plus récemment le producteur Saïd ben Saïd déclarait au Monde : « Il est vrai qu’il y a trop de films et que beaucoup se ressemblent. », avant de nuancer cependant son propos en rappelant que cette question se pose également de manière récurrente dans d’autres domaines de la culture. Même le président du CNC, Dominique Boutonnat concédait dans son interview au Point du 24 novembre : « Je ne pense pas qu’il y ait trop de films dans l’absolu. Mais oui il y a trop de films en salles chaque semaine ».

On peut alors se demander pourquoi cette vieille question n’appelle jamais de réponse.

Il faut d’abord dégonfler la baudruche du nombre de films. La plupart des attaques contre le « trop grand nombre de films » se gardent bien de préciser ce nombre, peut-être parce qu’elles l’ignorent, plus probablement parce que ce serait s’engager sur la pente très glissante de la désignation d’un “bon” chiffre. Quel serait le bon nombre de films produits ? 200, 100, 50 ?

Le CNC publie chaque année le nombre de films ayant reçu l’agrément, c’est-à-dire qu’ils sont considérés comme au moins partiellement français et qu’ils ouvrent droit à générer du soutien. Ce nombre a en effet dépassé le seuil de 300 par an dès 2017, et il était de 340 en 2021, année de rattrapage de l’année creuse 2020[1]. C’est souvent ce chiffre qui est considéré comme « trop haut ». La moyenne en 2011-2012 était de 276. Si on compare cette ancienne valeur à celle des deux dernières années considérées comme normales, 2018 et 2019, soit 301, il y a bien eu en effet une croissance de 9%. Mais ce chiffre est trompeur. La décennie précédente a été marquée par la multiplication de tout petits films dont l’exploitation est rendue possible par la disparition de la nécessité de financer des copies en pellicule 35mm, remplacées par de bien moins coûteux disques durs DCP. Le nombre de films dont le devis est supérieur à 2 millions d’euros, les seuls en pratique qui font l’objet d’une exploitation d’un minimum d’envergure en salles et d’un passage ultérieur en télévision, n’a augmenté que de 5%, passant d’une moyenne de 129 en 2011 à 135 depuis 2018[2]. Par ailleurs cette légère augmentation était déjà réalisée dès 2015 et n’a pas attiré à l’époque de commentaires sur le trop grand nombre de films. Lors de la période 2017-2019, considérée comme un sommet de la fréquentation des salles, et donc de la bonne santé du cinéma, 140 films de plus de 2 millions d’euros de devis étaient agréées chaque année. Donc plus qu’aujourd’hui.

Il faut ensuite rappeler l’évidence qu’on n’a hélas jamais trouvé de moyen de déterminer si un film va rencontrer son public au moment de décider de le produire. On peut toujours invoquer la nécessité de « réguler » le nombre de films, mais cette incantation n’aurait d’intérêt que si on savait la traduire en actes raisonnables. On pourrait par exemple envisager qu’il y ait moins de premiers films. Mais leur nombre est assez constant depuis dix ans : 77 premiers films en 2012, 70 en 2019. Par ailleurs une partie de ces premiers films ont des devis très faibles. Il est vrai qu’en moyenne environ la moitié des films d’initiative française sont des premiers ou des seconds films, ce qui peut paraître élevé. Mais outre que le renouvellement des équipes créatives n’est sûrement pas une mauvaise chose, le choix de la réalisatrice ou du réalisateur d’un film est heureusement l’affaire des producteurs et non celle des pouvoirs publics.

Enfin et surtout le système français comporte un redoutable cliquet empêchant le nombre de films produits de tomber en-dessous d’une certaine valeur : les engagements contractuels (contraints) des chaînes de télévision auprès des organisations du cinéma. D’ailleurs les chiffres montrent la solidité et la stabilité de ce plancher : 162 films préfinancés par les chaines payantes en moyenne de 2018 à 2021 contre 159 en moyenne dix ans auparavant (163 en 2011). Même stabilité de granit pour les films co-financés par les chaînes en clair : aujourd’hui 110 films par an en moyenne de 2018 à 2021 contre 111 en 2011-2012. La plupart des films préachetés par une chaîne payante le sont également par une chaîne en clair et on ne doit pas additionner les deux ensembles, mais il reste que le nombre total de films que les chaînes sont, par contrat, obligées de cofinancer dépasse celui des films de plus de 2 millions de budget. Si on veut absolument trouver une surproduction, c’est ici qu’il faut la chercher. En conséquence il est impossible de diminuer le nombre de films produits en France sans remettre en cause le système des obligations des télévisions, et notamment leurs « clauses de diversité ».

Pourtant il reste un problème qui pour être ancien n’en est pas moins majeur, celui de la promotion. Comme le cinéma américain le sait depuis presque 100 ans, la valeur réelle d’un film comme sa capacité à trouver un public dépendent au moins pour moitié de sa promotion. Que l’on appelle cela le marketing, le buzz, l’accompagnement critique, la publicité ou l’économie de l’attention, il y a une limite quasiment physique au nombre de films qui peuvent être raisonnablement exposés. Le nombre de bandes annonces visibles, le nombre d’affiches lisibles par un individu, le nombre d’écrans dans le parc de salles, le nombre d’émissions de radio ou de télévision parlant des films, le nombre de pages accordées aux critiques de cinéma dans la presse, le temps consacré au cinéma sur les réseaux sociaux par les plus jeunes, toutes ces quantités sont limitées. La jauge de promotion qu’un pays de la taille de la France peut accorder au cinéma n’est probablement pas supérieure à 100 films par an, 150 au maximum soit trois par semaine. Dont plus de la moitié prise par les films américains. La majorité des quelques 135 films français à plus de 2 millions de budget est donc dès le départ condamnée, en salles en tout cas, à une très faible visibilité. Et quand un film n’a pas été au moins repéré lors de sa sortie en salles il ne le sera pas non plus à la télévision.

Aux Etats-Unis, où la jauge de promotion est sûrement plus grande, les majors ne distribuaient que 128 films en 2006 mais 87 seulement en 2019 et 60 en 2021 et en 2022. Cela a été bien entendu très largement compensé par l’explosion du nombre de films produits par les services de svod, mais ceux-ci obéissent à des lois de promotion très différentes. Rappelons enfin que la diminution du nombre de films des majors a commencé bien avant l’essor de la svod et ne peut en aucun cas lui être imputée.

Le problème du trop grand nombre de films est donc très mal posé s’il s’adresse aux pouvoirs publics. Il est cependant légitime dans l’absolu mais ne pourrait être traité que par l’ensemble des intervenants privés, en premier lieu les chaines de télévision et les organisations du cinéma. Autant dire qu’en attendant il y a encore de beaux jours pour le marronnier du trop grand nombre de films français… Sauf si l’ensemble du système connait une révolution.

2: Les deux cinémas français

L’expression « le » cinéma français est un bouclier bien pratique pour rédiger des tribunes ou demander des Etats Généraux, mais cet article singulier est trompeur car il cache des contextes artistiques, des modèles économiques, et des destins extrêmement différents. Une plongée dans la carrière des films français des quinze dernière années « normales » (2005 à 2019)[3] montre clairement une économie duale. Un noyau dur paisible et populaire, la montagne des comédies, existe très différemment d’une plaine hétéroclite faite d’une mosaïque de genres aux économies et aux ambitions culturelles bien différentes.

Dans les cinq dernières années « normales » le cinéma français a sorti en moyenne une comédie par semaine (56 par an exactement). Cela représente un peu moins du quart de la production totale du cinéma français (23%) mais au bout du compte ces films réalisent plus de la moitié des entrées des films français (52%).

Moyennes sur la période 2015-2019

On peut d’ailleurs zoomer encore. Les résultats de ces comédies sont en fait relativement concentrés : la moitié d’entre elles, soit un film tous les quinze jours, monopolise 90% de ces entrées. Ainsi un seul petit dixième des films français, les comédies à succès, cumule 45% des spectateurs des films français , les 90% autres films se partageant le reste.

Malgré le caractère aléatoire d’un succès en salle, les incertitudes de la critique et du bouche à oreille, ces proportions sont en fait remarquablement stables dans le temps. Elles ont très peu varié au cours des cinq dernières années et elles caractérisaient aussi la période 2005-2009. On les observait sans doute aussi dans les années cinquante voire les années trente.

Cette concentration du cinéma français sur les comédies lui donne, dans ce genre, une part de marché exceptionnelle : 86% en moyenne, avec des pointes comme en 2018 à 95%. On peut rappeler que la part de marché globale des films français en France n’était que de 37% au cours des cinq dernières années. Ce qui signifie donc que la part de marché des films français autres que des comédies n’était que de 21% des entrées des films autres que des comédies.

Un secteur abrité mais limité

Le noyau dur du cinéma français, les comédies, est donc relativement à l’abri de la concurrence internationale et dispose d’un public fidèle et important. Les 56 comédies annuelles obtiennent une moyenne de plus de 620.000 spectateurs et celles du top 10 une moyenne d’environ 2 millions. Toutes sont préachetées par des chaînes de télévision à péage (Canal+, OCS, Ciné+), et presque toutes (90%) sont préfinancées par une chaîne en clair. TF1 et M6 préachètent à elles deux les deux tiers des comédies du top 10.

Leur audience à la télévision en clair est généralement excellente. Si l’on prend parmi les 50 plus gros succès de ces cinq dernières années ceux qui sont déjà passé en clair, on obtient une moyenne de 4,1 millions de téléspectateurs. Ces films, qui ont donc tous connu un succès en salles, doublent encore leur public sur le petit écran. Par exemple Papa ou Maman 2 qui avait conquis 1,368 million de spectateurs en 2016 en obtient 3,1 millions sur M6 en 2018. L’audience est parfois encore plus considérable : cinq comédies sur TF1 ont eu une audience supérieure ou légèrement inférieure à 6 millions en 2018.

Les chaînes de télévision en clair, même en difficulté dans le nouveau contexte audiovisuel, ne vont donc pas cesser de vouloir co-financer ces comédies françaises.

Ce tableau serait très favorable s’il n’y avait pas cependant une première ombre au tableau : le caractère en pratique peu exportable de la comédie française. Il y a eu et il y aura encore quelques exceptions à la règle mais dans l’ensemble la comédie voyage très mal, sauf en Belgique et dans une moindre mesure en Allemagne (voir à ce sujet le passionnant dossier publié par Unifrance en 2021). Symétriquement c’est aussi pour cela que la part de marché des comédies nationales est aussi élevée, comme d’ailleurs dans de nombreux autres pays. En Espagne par exemple, les comédies locales figurent régulièrement dans les meilleures entrées au box-office toutes nationalités confondues. Mais elles ne sont presque jamais distribuées en France. Même chose en Allemagne : l’excellente comédie « Fack Ju Gothe » qui avait attiré 7 millions d’entrées en Allemagne en 2013, chiffre considérable pour ce pays, n’en a attiré que 63000 en France. Ses deux suites sont restées invisibles ici (sauf sur FilmoTV). Pour les services de svod mondiaux, ce caractère local de la comédie est un grave inconvénient qui entre mal dans le cœur de leur modèle d’affaires. Elles en produiront cependant quelques-unes au titre de leur promotion en tant que services généralistes, mais elles privilégient fortement les films qu’elles peuvent exploiter dans plusieurs pays.

Une économie qui concentre les risques du métier

Une deuxième ombre au tableau porte sur la rentabilité de ces comédies. Ce n’est pas un problème nouveau ni spécifique aux comédies, mais il n’y a aucune corrélation entre le budget de ces films et leur succès comme le montre le graphique suivant :

Dans les cinquante plus grands succès de la comédie française de la période étudiée la dispersion des devis est considérable. Ils varient d’un facteur 8 entre les 3,99 millions de Connasse, princesse des cœurs et les 32,4 de Raid Dingue. Comme on le voit sur le graphique la corrélation entre le budget du film et ses entrées est quasiment inexistante, la ligne tracée ne doit pas faire illusion (R² de 0,25). La moitié de ces films est groupée en bas à gauche du graphique dans des budgets autour de 7 millions pour un peu plus d’un million d’entrées. Plus loin si l’on regarde les films dont le devis est de l’ordre de 16 millions d’euros, on va trouver un gouffre entre les presque de 7 millions d’entrées de Qu’est-ce qu’on a encore fait au Bon Dieu ? contrastant avec le million d’A bras ouverts.

A droite, les quatre films au budget égal ou supérieur à 25 millions d’euros ont le point commun de reposer sur une des grandes vedettes du cinéma comique français récent, Dany Boon, Alain Chabat, Franck Dubosc, ou, moins récents, Christian Clavier, Michel Blanc, Jean-Marie Poiré.

En d’autres termes la rente de situation dont profite la comédie française, à l’abri de la concurrence internationale, est en grande partie absorbée par un petit nombre de comédiens et de réalisateurs, et bien sûr leurs agents. On peut noter également la présence dans un cinquième des cas de comédiens qui sont aussi réalisateurs de leur film : Dany Boon, Alain Chabat, Guillaume Canet, Philippe Lacheau, Julie Delpy. Mieux encore, Alain Chabat dans Santa & Cie, Guillaume Canet dans Rock’n roll et Dany Boon dans Raid Dingue cumulent le rôle principal avec ceux de réalisateur et de scénariste. On pourrait penser naïvement que ce cumul de fonctions permette de faire des économies, mais il n’en est rien. Au contraire les films de comédien-réalisateur coûtent 31% plus cher que la moyenne mais n’obtiennent pourtant pas plus d’entrées.

Le domaine des comédies, bien que globalement bien financé et doté d’un public important et régulier tant en salles qu’à la télévision connait alors aussi ses catastrophes industrielles. A côté des cinquante succès étudiés ici, la période a vu au moins 14 films qui, pour le dire pudiquement, n’ont pas trouvé leur public. Ils ont coûté au total 195 millions mais n’ont pu rassembler que 4 millions d’entrées. Trois films d’un budget moyen de 13 millions d’euros ont même obtenu moins de 200.000 entrées.

Enfin on sait que si les comédies, globalement, remplissent les salles, elles restent les mal-aimées du système médiatique accompagnant le cinéma. Elles ne vont pas dans les festivals, restent généralement absentes du palmarès des César et sont maltraitées par la critique. Ainsi sur IMDB où les films de cinéma ont une note moyenne de 7 (sur 10), les cinquante comédies françaises à succès n’obtiennent que 5,7.  Parmi elles 13 n’obtiennent même pas 5, soit le niveau des films considérés comme des nanars. Un seul, Demain tout commence avec Omar Sy dépasse la moyenne. Sur Allociné les notes de la presse ne sont pas meilleures, variant de 1,8 à 3,9 (sur 5). Les deux ensembles de notes sont par ailleurs assez bien corrélés, à l’exception du film Alad’2, la presse ayant été à son sujet un peu plus indulgente que le public.

De toute façon il n’y a aucune corrélation entre les avis de la presse ou du public et la fréquentation. C’est un phénomène bien connu et on pourrait s’attendre même à une corrélation négative, qui existe en partie au niveau d’ensemble du cinéma. Mais pour les comédies on observe surtout une absence de lien. Les films les plus populaires comme Les Tuche ou Qu’est-ce qu’on a encore fait au Bon Dieu ? ont plutôt de mauvaises critiques, mais pour le reste tous les cas de figure s’observent : Rebelles, Les Invisibles ou l’Ascension ont de bonnes critiques, alors qu’A bras ouverts, Tanguy Le retour ou surtout Ma Reum en ont de très mauvaises, pourtant tous ces films ont obtenu la même fréquentation.

L’autre cinéma français, un secteur d’avenir… à certaines conditions

Le noyau dur comique du cinéma français est relativement homogène à la fois économiquement et artistiquement. Mais il n’en va évidemment pas de même du reste du cinéma français. On y trouve 190 films par an, appartenant à des genres allant par exemple du policier au biopic, du film historique au film politique, et notamment la plupart des films à petit budget. Le cinéma français produit peu de films dont le devis dépasse 50 millions d’euros, mais il en produit quand même. A l’autre extrême on trouvera des dizaines de films à 2 millions d’euros dont certains comme Les Misérables ou Atlantique obtiennent des prix prestigieux, mais dont la plupart ne trouvent pas leur économie dans la salle et souvent pas d’économie du tout.

Pourtant, malgré tous ces facteurs d’hétérogénéité, ces films ont un point commun : ils peuvent théoriquement s’exporter. Symétriquement ils sont en compétition avec les films d’autres pays. Nous avons vu que si le cinéma français a une part de marché en moyenne de 37% en salles, cette part tombe à 21% pour ces films, une fois ôtées les comédies. Films d’animation, policiers, films dits « de festival », tous pourraient et devraient avoir un destin international. Ce sont ces films français qui peuvent intéresser durablement les services de svod. Et c’est donc ce deuxième cinéma français qui attendait beaucoup de la transposition de la directive SMA. Mais qui, pour l’instant, est extrêmement dépendant des télévisions.

Il n’y a donc pas un cinéma français mais au moins deux. L’un est un secteur abrité de la concurrence internationale ce qui à la fois le protège mais aussi en limite les perspectives. Ce domaine globalement n’a pas grand-chose à attendre des grands services de svod ayant une stratégie mondiale. Il s’inscrit dans une longue tradition de comédies nationales et dispose d’un public large tant dans les salles que sur le petit écran. A moyen terme on continuera en France à financer des comédies. Peut-être en étant plus raisonnable sur les cachets.

Le reste du cinéma français est à la fois concurrencé par les autres cinématographies et susceptible de trouver un public à l’international. Pour lui le basculement du centre de gravité de l’ensemble de l’audiovisuel au détriment des groupes de télévision et au profit des services de svod internationaux est peut-être une chance. Mais au prix d’un profond changement culturel dans la façon de monter les projets. Dans l’ancien système à la bonne franquette, le producteur était face à un groupe de colocataires de son film, divisés et au final peu interventionnistes, malgré les plaintes récurrentes contre le « formatage » des films par la télévision. Ce formatage avait surtout lieu en amont, les producteurs anticipant souvent les souhaits des chaînes. Mais une fois le financement du film bouclé, l’équipe du film avait souvent un champ relativement  libre. Ce n’est plus la même chose avec un service américain qui se sent propriétaire du film.

3 : Un scénario de média-fiction : que se passerait-il s’il n’y avait plus de chronologie des médias à la française ?

L’accord sur la chronologie des médias étendu par décret le 4 février dernier, laborieusement conclu après des mois d’âpres négociations, a été très rapidement contesté de plusieurs façons : la SACD et Disney, qui ne l’ont pas signé, ainsi que le patron de Pathé, le considèrent comme trop défavorable aux services de svod, et les chaînes en clair ont découvert que l’étanchéité de leur fenêtre n’était pas garantie. Dans Le Journal du Dimanche du 10 juillet même Ted Sarandos, co-dirigeant de Netflix, dont la filiale européenne avait pourtant signé l’accord, a insisté sur le fait que la nouvelle norme du délai d’exclusivité des salles de cinéma est selon lui de « quelques semaines et non plus de quelques mois ». Le 2 novembre dernier Rima Abdul Malak, la ministre de la culture, a déclaré au micro de RTL “Il y a un enjeu à trouver un équilibre plus respectueux. Surtout que l’on a imposé aux plateformes de financer la création française (…) En contrepartie, elles sont légitimes à demander un raccourcissement de leur délai de diffusion“.

Le décret du 4 février prévoit : « Au bout de 12 mois suivant l’entrée en vigueur du présent accord, les parties conviennent de se rapprocher, sous l’égide du Centre national du cinéma et de l’image animée, afin de dresser un premier bilan de son application. ». Les discussions à ce titre ont déjà commencé, et un accord se profile au sujet de la question soulevée par les chaînes en clair. Ce point, bien qu’important pour les grandes chaînes, n’en est pas moins secondaire pour l’ensemble du secteur. Sur le gros du sujet, c’est-à-dire l’articulation des fenêtres de Canal+ et de celles des services de svod, les armes se fourbissent.

Le système de la chronologie des médias français comporte la très rare spécificité dans le monde d’être inscrit dans des textes réglementaires ayant valeur légale, alors que dans la plupart des autres pays il s’agit d’une pratique librement organisée par des accords de gré à gré entre les parties prenantes. Le principe de la chronologie des médias est inscrit dans la loi audiovisuelle française depuis 1982 et dans les directives européennes successives sur l’audiovisuel depuis 1989. Mais ses modalités concrètes sont fixées chez nous par un arrêté qui a valeur légale mais dont la loi précise qu’il se borne à retranscrire les termes d’un accord professionnel entre les parties. Ainsi dans la cadre de la loi audiovisuelle actuelle, le parlement n’a pas la compétence de modifier les mesures concernées. En cas d’absence d’accord, dans la loi actuelle, le régime décidé au début 2022 ne pourrait plus s’appliquer à partir de 2025. Le gouvernement, ou le parlement, devrait alors soit déterminer autoritairement la chronologie des médias, soit la supprimer des textes en vigueur en laissant le marché organiser un système de gré à gré. Deux perspectives également détestées par les pouvoirs publics. La commission des affaires culturelles du Sénat, présidée par Mme Morin-Desailly, avait déclaré en 2017 :

« [ La] priorité accordée à l’accord professionnel n’exclut pas l’intervention du législateur pour suppléer l’absence d’accord. À défaut, cela signifierait une impossibilité de modifier des règles dans le cas où les acteurs professionnels n’assumeraient pas leurs responsabilités. »

Or l’absence d’accord pour 2025 n’est plus un scénario à exclure. La position exprimée par le patron de Netflix, l’assurance tranquille de la patronne de Disney France, Hélène Entzi, laissant entendre qu’une « majorité » des professionnels (et peut-être l’Elysée) est d’accord pour faire évoluer dès 2023 la chronologie, sont des déclarations de guerre pour une autre partie du système, notamment Canal+ et les producteurs indépendants.

En cas d’absence d’accord, le passage à un système de gré à gré aurait des conséquences en cascade.

Les effets directs

Le gain le plus évident serait bien entendu pour les plateformes américaines de svod, notamment pour Disney, un peu moins pour les autres. Elles pourraient sortir leurs films en salles tout en pouvant les proposer rapidement en exclusivité sur leur service. Celles qui ne sortaient pas leurs films en salles, Netflix, Amazon, Apple pourraient le faire sans mettre en péril leur modèle d’affaires. Les services français de svod (Salto, Filmo, Universciné) ne diffusent pratiquement pas de films récents et ne seraient donc pas directement concernées sauf par un nouveau renforcement des atouts de leurs concurrents américains.

Cela ne gênerait pas les salles de cinéma et les rassurerait quant à la pérennité de leur alimentation en films américains. Le souhait éventuel de Disney de permettre un alignement en France sur sa pratique actuelle aux Etats-Unis, soit un délai moyen de 45 jours, n’aurait que peu de chance d’aboutir. Outre qu’il s‘agirait d’un cadeau ciblé pour cette seule firme, un délai de six semaines d’exploitation en salles viendrait amputer l’exploitation des grands succès qui sont parfois exploités au-delà de six semaines en France. Même dans l’hypothèse d’une déconstruction de la chronologie des médias on peut penser qu’un délai minimum de trois mois (ou 12 semaines) serait protégé. Il ne resterait que la première « couche » de la chronologie, celle qui protège les salles. Dans ce cas l’impact négatif sur les salles serait limité. Hormis le cas des grands succès (une quinzaine de films par an au maximum), la durée moyenne d’exploitation des films « normaux » est de l’ordre de 4 semaines, sans compter le grand nombre de films qui disparaissent bien avant. En régime de croisière, la part de la fréquentation allant à des films à l’affiche depuis plus de 12 semaines est proche de zéro. Enfin, même un système de gré à gré n’implique pas que les films soient exploités sur des plateformes ou en télévision payante dès le début de l’ouverture de leur fenêtre. Par ailleurs, en incitant les nouveaux acteurs et les plateformes de majors à sortir leurs films en salles ces dernières gagneraient une offre attractive qui jusque-là les évitait. On peut cependant se demander si, à force de tirer sur la corde de la réduction de la fenêtre d’exclusivité des salles, une partie du public ne sera pas beaucoup plus tentée qu’auparavant de “sauter” la salle pour attendre seulement trois mois et ainsi “amortir” son abonnement à un service payant.

Le coup de grâce serait porté à la vidéo : ce secteur est déjà très malade, en perte régulière de 10% de son marché chaque année depuis 2004. Les films de patrimoine, les films pour enfants et les DVD de séries résistent un peu, mais un effet cumulatif sera déclenché avec la disparition de certains films, les plus porteurs, des rayons de la distribution grand public quand ils seront d’abord exploités en exclusivité sur des offres payantes dès la fermeture de la fenêtre des salles. Le rétrécissement des linéaires vidéo des commerces, déjà largement amorcé, sera accéléré jusqu’à la fin probable de ce segment.

L’effet principal serait la perte par Canal + de la protection légale de sa fenêtre d‘exclusivité car elle serait de facto en concurrence avec les services de svod non seulement en aval auprès du public pour proposer des films frais mais aussi évidemment en amont pour acheter ces mêmes films. Elle a déjà perdu les films que les majors entendent exploiter en exclusivité sur leur plateforme. Elle n’a déjà pas les films Netflix, Amazon ou Apple. Même si elle peut passer des accords, coûteux, avec certaines majors comme Paramount ou même Disney, le rétrécissement de son offre de cinéma serait considérable, y compris pour certains films français. Canal+ pourra avancer elle aussi la programmation de certains films, notamment ceux qu’elle coproduit, mais cela ne compensera pas la diminution du reste de son offre.

Ce scénario entrainerait en outre la disparition de facto de la seconde fenêtre pay TV utilisée notamment par Ciné+ et OCS. Certains films pourront toujours être acheté en deuxième fenêtre, mais ce ne sera plus une composante fiable du marché du film.

Les chaînes en clair ne sont pas aujourd’hui très sensible à l’offre de films frais. Même ceux qu’elles pourraient diffuser au bout de 22 mois ne le sont en moyenne qu’au bout de 38 mois. Elles auront la possibilité de rajeunir leur offre de films à la marge, mais même si elles le tentent, ce ne sera pas un changement significatif de leur grille de programmes. Il y a cependant un effet positif à envisager : la multiplication des offres payantes implique une dispersion des audiences des films en exclusivité, qui seront donc moins « essorés » en arrivant en clair. Dans le système actuel un certain nombre de gros films sont exploités par deux fenêtres payantes, Canal+ et ensuite une plateforme, avant de passer en clair. Un système de gré à gré en mettant en concurrence toutes les formes de péage sur la même fenêtre aurait alors l’effet inattendu de rendre plus attractifs pour le grand public la diffusion de ces films en clair. En contrepartie l’acquisition des droits des films serait plus complexe. Par ailleurs France Télévision d’une part, TF1 et M6 de l’autre n’ont pas le même appétit pour des films américains récents.

Les effets indirects

La chronologie des médias est au cœur d’un iceberg réglementaire dont la base depuis quarante ans est le système des accords professionnels. Leur négociation est devenue depuis les années 80 et la création du BLIC face à Canal+ la principale raison d’être des organisations professionnelles. Or ces accords seraient immédiatement remis en cause radicalement dans ce scénario, et n’auraient même plus grand sens.

Canal+ a déjà inscrit dans son dernier accord avec le cinéma une série de clauses de sortie en cas de changement de la réglementation (articles 7 et 22 de l’accord). Dans un scénario où sa fenêtre disparaitrait, ou même serait significativement réduite, il est probable qu’elle dénoncerait cet accord et n’en chercherait pas d’autre. Elle ne cesserait pas tout-à-fait de financer le cinéma français, mais le ferait sur une autre base. Par ailleurs, comme OCS l’a déjà fait, elle cesserait de s’engager sur des préachats de seconde fenêtre.  Les deux groupes se sont engagés dans le cadre actuel à investir au total 220 millions d’euros par an dans le cinéma, mais cette somme serait diminuée au moins de la moitié dans le cadre du gré à gré. Canal+ pourrait par exemple demander, au nom de la neutralité technologique, que le régime des plateformes lui soit appliqué, c’est-à-dire d’investir 20% de son chiffre d’affaires en programmes, dont 4% en cinéma: cela donnerait 60 M€ par an environ au lieu de 200.

Les chaînes en clair seraient elles aussi fondées à renégocier leurs accords. L’obligation de créer une filiale, d’y investir 3,2 ou 3,5% du chiffre d’affaires par an, de le faire en majorité en droits de diffusion, tout cela avait un sens dans le cadre d’un système réglementaire désormais disparu. La contrepartie de ces obligations était la possibilité de diffuser les films co-produits plus tôt que les autres, mais elle disparaîtrait dans un système de gré à gré. On peut imaginer qu’une obligation d’investissement serait maintenue, mais il serait possible de faire disparaître le reste des contraintes, et notamment l’obligation d’un accord professionnel, qui pourrait être remplacé par un « simple » engagement dans la convention avec l’Arcom.

Les plateformes ayant signé un accord avec le cinéma, et notamment Netflix, seraient elles aussi amenées à le modifier. L’Etat pourrait considérer que la disparition des contraintes de chronologie implique de les assujettir au régime des 25% prévu initialement comme une fourchette haute du décret de transposition de la directive. Cela ne sera pas simple, mais l’argument politique, notamment auprès du cinéma, serait que cette augmentation des investissements serait la juste compensation du « cadeau » qui leur serait fait.

Les parties prenantes à la production des films français, et au premier rang les organisations professionnelles, seraient les principales victimes du changement. La diminution du financement par Canal+, et peut-être des chaînes en clair, disons la perte de plus de 100 M€ par an, ne doit pas être seulement mise en rapport avec le montant brut des investissements dans le cinéma français, soit environ 1100 M€. En réalité l’argent des chaines est de la « seed money »: un euro de Canal+ et/ou d’une grande chaîne fait naitre plusieurs euros chez d’autres intervenants. Une diminution importante des engagements des télévisions aurait un effet cumulatif, par exemple auprès des banques, et dans ce scénario il faudrait plutôt s’attendre à une baisse d’au moins un tiers du financement français des films français, en tout cas à court terme.

L’absence d’accord professionnel sur la chronologie des médias, s’il devait conduire à la mise en place d’un système de gré à gré, serait donc un véritable big bang pour le cinéma français. Si l’on réunit à présent cette perspective avec la question du nombre de films, et le caractère dual du cinéma français on voit qu’en s’alignant sur le modèle suivi par la plupart des autres pays développés, le marché français ne ferait pas que perdre sa spécificité, il serait à reconstruire de fond en comble. Les grands gagnants seraient évidemment les services américains de svod, mais les deux acteurs les plus anciens du secteur, les salles de cinéma et les chaînes de télévision en clair, y trouveraient peut-être en partie leur compte, bien que dans une plus faible mesure.

Pour les films français presque rien ne changerait pour les quelques 50 à 60 comédies produites bon an mal an. En revanche pour le reste du cinéma, notamment le cinéma dit d’auteur dans sa plus large acception, la diminution des engagement des chaînes, surtout de Canal+ permettrait de résoudre, mais pas de manière heureuse, la question du nombre de films, du moins les films « du milieu ». Quant aux tout petits films, leur relative indifférence aux évolutions des lois économiques du secteur leur permettrait de continuer leur petit bonhomme de chemin.

Précisons enfin que ce scénario n’est pas certain. Une partie des acteurs est bien consciente des conséquences d’une absence d’accord qui serait un saut dans l’inconnu et le système français à souvent fait la preuve de sa capacité au compromis pour demeurer dans le connu. Mais s’il y a un accord il sera forcément tout aussi provisoire que l’actuel et laissera les services de svod maintenir leur pression et Canal+ diminuer ses engagements.

Alain Le Diberder

PS: sur ces questions parfois complexes, je suis naturellement preneur de toute suggestion de correction ou de complément utile.

Résumé de l’impact probable d’un système de gré à gré gouvernant la chronologie des médias


[1] Les films agréés une année donnée ne sont pas forcément exploités en salle au cours de la même anne, le décalage peut être même parfois de plusieurs années.

[2] Une autre manière d’exprimer la même chose consiste à remarquer que l’augmentation du nombre de films agréés s’accompagne d’une stagnation des investissements dans les films d’initiative française, 1122 millions d’euros en 2021 soit exactement la somme de 2011. Plus de films pour se partager la même enveloppe, ce sont donc les films à tout petit budget qui se sont multipliés.

[3] Dans ce travail ne sont considérés que les films ayant obtenu au moins 5000 entrées, soit tout de même plus de 3000 films pour la période 2015-2019.

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8 réflexions au sujet de “Le cinéma à la française n’est pas éternel”

  1. Excellent article et analyse. Anecotiquement: sur le sujet de l‘exportabilité des comédies (notamment France/Allemagne), un autre exemple des années 2000 était frappant. Asterix Mission Cléopatre avait eu peine à trouver un public en Allemagne malgré ses 14 mio d‘entrées France. Parallelement, Schuh des Manitu de Bully Herbig et ses 12 mio d‘entrées n‘avaient eu quasiment aucun echo en France

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  2. Ce serait interessant de comparer la situation de la France sur ce sujet avec la trajectoire et l‘approche de pays comme la Grande Bretagne, l‘Allemagne ou l‘Italie

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  3. Cette analyse est passionnante, comme toutes celles d’Alain Le Diberder.
    Mais elle contient une phrase, dans son introduction, qui appelle un développement: “les professionnels font un usage modéré des comparaisons internationales”… sous-entendu, “si les professionnels regardaient ce qui se passe ailleurs, ils constateraient que la situation française n’est pas aussi alarmante qu’ils le crient sur tous les toits”…
    Le constat est factuellement exact, dans la mesure où la reprise de la fréquentation en salles dans la plupart des territoires majeurs est encore beaucoup plus lente qu’en France, voire quasiment inexistante dans certains pays.
    Pour autant, ce n’est pas sous cet angle que se pose le problème, sauf peut-être du strict point de vue des exploitants et des distributeurs filiales de majors américaines: pour les autres “professionnels”, les comparaisons internationales sont en effet inopérantes (et donc d’un “usage modéré”), simplement parce qu’il n’y pas grand chose à comparer en termes de films.
    Depuis bien avant la crise sanitaire, de façon radicale (Italie), semi-radicale (Grande-Bretagne) ou rampante (Allemagne, qui ne partait pas de très haut, il faut le reconnaître), les politiques de dérégulation et, chez les Britanniques en particulier, la priorité donnée à l’accueil de productions internationales (comprenez: américaines) ont rapproché presque tous les grands pays du modèle US, c’est à dire un dispositif basiquement binaire, avec d’un côté une production de blockbusters à visée planétaire, et de l’autre une production indépendante rachitique, sous-budgétée et micro-diffusée. Entre ces deux extrêmes, qui dépassent de beaucoup les bordures de ce que ce qu’on appelait naguère “le film du milieu”, entre ces deux cinémas dont l’étanchéité réciproque est infiniment plus absolue que celle des “deux cinémas” mentionnés dans l’article ci-dessus, il n’y a strictement plus rien, sinon quelques œuvres d’auteurs âgés qui continuent tant bien que mal sur une aire acquise il y a plusieurs décennies ( Loach, Almodovar, Moretti…), aire généralement consolidée par des financements français – publics et privés…
    Bref, les producteurs, auteurs, réalisateurs et distributeurs français seraient bien en peine de comparer le sort des films d’auteurs “à potentiel public” à celui de leurs homologues étrangers, ces équivalences ayant quasiment disparu du paysage.
    La survivance de ce cinéma, dans une économie à peu près rationnelle (voir les récents succès de D. Moll, A. Winocour, L. Garrel, etc…), est bien devenue une “exception française”, que l’on peut à bon droit qualifier de culturelle.
    La question qui se pose à divers endroits et de diverses façons, notamment dans le débat lancé par l’Appel aux Etats Généraux du Cinéma, c’est de savoir à quelles conditions politiques cette exception-là, que nous sommes nombreux à penser précieuse, pourra non seulement subsister, mais croître et embellir.

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    • Merci pour votre lecture et pour avoir pris le temps de votre commentaire. Je suis bien d’accord avec votre conclusion, mais l’ampleur et la difficulté de la question soulevée dépassait l’ambition de mon article. La question est en effet politique. Le fait de laisser le marché trancher est une réponse politique. Agir différemment en contraignant le marché suppose d’expliciter et d’assumer une autre politique. Le problème aujourd’hui est alors celui de l’absence de doctrine, dans la majorité mais surtout dans les oppositions. Qu’un parti ou une coalition au pouvoir gère en ménageant la chèvre et le chou et en présentant sa politique comme la seule possible est dans l’ordre des choses. Mais le jeu démocratique suppose d’être au moins deux: quelles sont les position du PS, de LR, de LFI, d’EELV, du RN sur notre question? Il n’y en a pas. C’est pourquoi les lobbys et les experts comblent le vide et sont de facto les seuls acteurs d’une politique qui, au sens propre, ne peut plus en être une.

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  4. Logiquement dans la chaine de valeur des mondes de l’art, le producteur regarde l’artiste et le diffuseur le public. L’exception culturelle servant avant tout les intérêts des producteurs indépendants, la création artistique devrait en être favorisée. D’où la question, que peu de chroniqueurs se posent aujourd’hui au sujet du cinéma : que veulent les auteurs? Pour maintenir un bon niveau d’offres innovantes et de qualité, il faut des auteurs entreprenants ET un public en demande. Comme vous le soulignez dans votre article, les producteurs indépendants ont souvent recours à l’auto-censure afin d’anticiper les demandes des chaines de télévision et ainsi éviter un interventionnisme durant la période de fabrication du film, si contraire à notre sacro-sainte propriété intellectuelle. Ce n’est évidemment pas ainsi que fonctionnent les multinationales nord américaines. Par contre, elles ont démontré qu’elles étaient capables de produire du cinéma d’auteur à fort potentiel, et de promouvoir un langage innovant, notamment dans l’écriture sérielle. En réalité, que se cache donc derrière le procès du trop grand nombre de films produits en France? Trop de producteurs indépendants à “nourrir” qui s’auto-censurent? Trop de films qui se ressemblent (pas assez d’originalité)? Un public peu curieux et trop perméable aux sirènes du marketing? Trop d’auteurs peu ambitieux et résolus à croquer la pomme de l’industrie culturelle? Bref je pense que le procès autour de la chronologie des médias et la désaffection relative des salles de cinéma est bien réducteur par rapport aux forces qui sont en jeu dans toute mutation culturelle. Merci Alain pour vos articles toujours pertinents.

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  5. Le cinéma français est avant tout un système ultra huilé pour faire vivre le sérail. Des projets qui ne se font pas ou qui se font et que personne ne voit, permettent néanmoins à des Sté de production de générer du CA pour payers les frais généraux et les vacances au ski des petits et aux acteurs de tourner et cumuler des heures (le film chorale n’est pas une spécialité française pour rien). Bref, on se fout de l’histoire pourvu que le développement suive.

    En fait le cinéma français est à l’image de ses tournages. Captant près de 80% des lieux de tournage, le 16e arrondissement reflète bien l’état du milieu, bourgeois, vainement ironique, et profondément moralisateur.

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    • Il y a du vrai dans ce que vous écrivez mais le film choral moralisateur du 16ème arrondissement monté pour payer les vacances des petits ne constitue qu’une petite minorité d’un cinéma français qui reste extrêmement divers. Une large majorité des réalisateurs fait ce métier d’abord par amour du cinéma, avant d’y chercher un statut social et, éventuellement, la fortune. Les Delépine-Kerven, Gaspar Noé, Quentin Dupieux, les Ducournau, Hazanavicius, Alice Diop, Xavier Giannoli sont tous aussi différent(e)s les un(e)s des autres qu’éloigné(e)s du cas dont vous parlez.

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    • Je n’entre pas dans la polémique sur les qualités et les défauts du cinéma français, dont chacun peut penser ce qu’il veut.
      Mais il y a dans votre commentaire un certain nombre d’erreurs factuelles qu’il faudrait rectifier:
      – “des projets qui ne se font pas… permettent néanmoins à des sociétés de production de générer du CA”…. euh, non… le CA d’une société de production est généré par la mise en exploitation d’un film, et un” projet qui ne se fait pas” ne génère rien d’autre que de la perte.

      – “…générer du CA pour payer les frais généraux”…. euh, non… les frais généraux sont payés par le financement du film quand celui-ci le permet. Les financements étant à la baisse et les budgets à la hausse, le nombre de films qui rémunèrent effectivement les frais généraux de leurs producteurs ont diminué de façon considérable ces dernières années… Il faudrait regarder de plus près les chiffres des agréments de production délivrés par le CNC, mais je doute que plus de 2 films sur 10 payent leurs frais généraux.

      – “Captant près de 80% des lieux de tournage, le 16ème arrondissement…”…euh, non plus. Je serais très curieux de connaître sur quelle base statistique ou sur quelle étude vous fondez ce pourcentage à la fois précis et impressionnant. Il y a, en moyenne, 225 films d’initiative française agréés par an depuis 10 ans. Je ne les ai pas tous vus, mais il m’étonnerait fort que “près de 180” d’entre eux soient tournés chaque année dans le périmètre du 16ème arrondissement.

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