Photographie numérique 1995-2006: un rare cas de véritable révolution.

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(Ecrit en mars 2007, douze ans après le véritable début du numérique dans la photo, ce texte reste pour l’essentiel lisible en 2020, treize nouvelles années après. Cette version en propose une légère actualisation. Pour une suite à cet article, publiée en novembre 2020, voir cet autre article sur ce site)

La photographie est la première contribution de l’ère industrielle au champ de la culture. La plus ancienne donc, mais aussi, longtemps, la plus populaire. Ainsi, quand apparaît le numérique, vers 1995, la photo trône sur 150 ans de succès commerciaux et de traditions profondément enracinées. Pourtant, en moins de dix ans, cette montagne va se fissurer, vaciller et se fondre dans les sables de l’histoire. Techniques, économie, pratiques individuelles et collectives, rien de restera intact. Aujourd’hui les cendres de l’explosion ne sont pas toutes retombées, mais il est déjà possible de discerner quelques grands traits du nouveau paysage. La plupart de ces évolutions sont positives au sens où elles élargissent et approfondissent les pratiques, mais certaines sont plus ambigües, notamment celles qui ont trait à la mémoire. Nous rappelons d’abord le contexte historique de cette mutation brutale, pour examiner ensuite la déformation des pratiques individuelles et collectives.

1 : Une pratique ancienne et massive, mais pourtant sans inertie

L’histoire de la photographie commence en France et en Angleterre par des travaux de recherche conduits dans les années 1820. Mais la première date importante est 1839, l’année de deux événements considérables. Le procédé de Daguerre et Niepce est montré à l’Académie des Sciences dont le président, Arago, propose que le brevet soit acheté par le gouvernement français pour « en faire don à l’humanité toute entière ». Les deux inventeurs recevront une rente annuelle de 4000 francs, soit l’équivalent en pouvoir d’achat de 135000 euros de 2006. En termes de propriété intellectuelle, l’intervention de l’État français préfigure donc certaines initiatives contemporaines du logiciel libre. Le deuxième événement est l’exploitation immédiate du procédé aux États-Unis par Daguerre. On a pu y parler à l’époque d’une folie du Daguerréotype, d’une « daguerreomanie », tant le succès fut massif. Ancêtre également de la mondialisation des industries culturelles. Les révolutions de 1848 en Europe furent les premiers grands évènements historiques à être photographiés.

Le 25 juin 1848, dans la rue du Faubourg-du-Temple. (Charles-François Thibaud. Version retouchée Wikipédia. Musée d’Orsay)

Mais pendant un demi-siècle, la photographie restera un univers de petites boutiques spécialisées (plusieurs centaines à Paris sous le Second Empire) où l’on vient commander des portraits. La photographie apparaît alors comme une démocratisation de la peinture. Les paysages, les carnets de voyages et les reportages photographiques apparaissent très vite. Les événements de la Commune de Paris par exemple seront très abondamment photographiés et le musée Carnavalet conserve plusieurs milliers de photographies des barricades ou de l’incendie des Tuileries. La guerre de sécession américaine et les nouvelles aventures coloniales, en Afrique et en Asie installeront également la photographie comme un nouvel auxiliaire du journaliste et de l’historien[1]. La chambre noire montée sur trois pieds devient l’accessoire emblématique de l’explorateur, à l’égal du casque colonial.

Amazon.com : Vintage Kodak Brownie Target Six-16 Art Deco Box Camera *AS  PICTURED* : Everything Else

Une deuxième ère commence dans la décennie 1880, avec la révolution Kodak. C’est d’abord en 1881, la mise au point par Eastman de la pellicule souple, succédant aux plaques, lourdes, fragiles et coûteuses. La photographie traditionnelle, celle des professionnels, lui devra un nouvel essor. En 1888, l’Eastman Dry Plate Company devient Kodak et propose le premier appareil grand public. « Appuyez sur le bouton, nous ferons le reste » est le slogan de la nouvelle société, qui ouvre immédiatement des succursales en Europe. L’appareil coûtait 25 dollars et permettait de prendre une centaine de photos. On le renvoyait ensuite au fabricant, qui développait le film,  tirait les photos et renvoyait le tout avec l’appareil rechargé. Le succès est immédiat, accéléré encore par une succession de nouveaux modèles aboutissant au Brownie de 1900 qui ne coûtait plus qu’un dollar. Les responsables des laboratoires de développement sont alors surpris et dépités : les clients photographient leurs chiens ! La photographie grand public change en effet profondément de nature. Il ne s’agit plus seulement de portraits solennels, mais de fixer des événements personnels, grands et surtout petits. La photographie jusqu’alors avait un sens collectif, elle était pour les autres. Les photos inscrivaient leurs sujets dans un ordre social, celui de la famille, du patrimoine, ou bien celui de l’histoire. Désormais l’immense majorité des clichés sont à usage personnel et prennent leur sens par rapport à la mémoire individuelle. « La photographie est un rite du culte domestique, par lequel on fabrique des images privées de la vie privée » écrira plus tard Pierre Bourdieu.

C’est que le paysage de 1900 est encore à peu près celui qu’analyse l’équipe réunie par Bourdieu dans « Un Art Moyen » publié en 1965. Cet ouvrage, dédié à Raymond Aron, réunit Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon, Dominique Schnapper et Gérard Lagneau. Dans les deux premiers tiers du XX° siècle en effet, si les progrès techniques ont été considérables, ils n’ont fait qu’améliorer, automatiser, fiabiliser le système technique de la fin du XIX°. La photographie, dans l’enquête « pratiques culturelles » de 1973, n’a été pratiquée que par un Français sur deux au cours de la dernière année, dont seulement 18% « souvent ». Malgré l’apparition des appareils simplifiés, tels les Instamatic de Kodak (1962), la photo, surtout en couleur, reste chère. Elle s’organise autour de trois cercles concentriques qui en ont une vision très différente, décrite dans « Un Art Moyen ».

Les professionnels, photographes d’agence, grands reporters et ceux du tissu encore dense des petites boutiques de photo, ont volontiers un discours élitiste où se mêlent la maitrise des technologies et des considérations esthétiques. Des grands noms sont apparus, comme en France Atget, Doisneau, Cartier-Bresson et la principale aspiration de ce premier cercle est que la photographie soit reconnue comme un des beaux arts[2]. Ici on utilise des appareils grand format, Rolleiflex ou Hasselbald, ou bien des Leica ou des Nikon. On laisse la plupart du temps aux techniciens la tâche subalterne du tirage.

Un second cercle est celui des amateurs, souvent regroupés dans les nombreux « clubs photo » qui dans les années soixante fleurissent dans les écoles, les entreprises ou les équipements culturels locaux. Bourdieu, Castel et Schnapper voient dans leur discours et leur pratique la volonté des nouvelles catégories moyennes (les cadres par exemple) d’affirmer leur appartenance à la bourgeoisie tout en exprimant une distance avec ses valeurs. Ainsi l’excellence technique, le choix de la focale, de la pellicule est-elle privilégiée, en regard d’une prétention esthétique leur paraissant ressortir d’une « culture littéraire » qui les exclut. Les membres de ce second cercle feront la fortune du rayon « appareils reflex » de la Fnac des années soixante-dix. Ils préfèrent, quand ils le peuvent, développer et tirer leurs photos eux-mêmes.

Enfin le troisième cercle, qui dispose d’appareils simples (Instamatic, appareils 24-36 à focale fixe) continue de photographier ses vacances, ses fêtes familiales et constitue des albums photos. Ni la maîtrise technique, ni l’esthétique ne font partie de ses préoccupations. C’est au contraire la simplicité de l’appareil qui est privilégiée, ainsi que le coût et la rapidité du tirage. Les enquêtes commandées par Kodak indiqueront qu’une photo prise par ce « grand public » n’est vue ensuite que 0,7 fois en moyenne.

Brutalité et efficacité de la révolution numérique.

Le numérique ne représentait encore que 10% du marché français des appareils photos en 1999. Mais six ans plus tard, en 2005, sa part était de 97%. Des évolutions aussi rapides sont extrêmement rares dans les industries culturelles. Même des innovations présentées comme des réussites foudroyantes comme le CD ou le DVD ont demandé plus de temps pour venir à bout de leurs prédécesseurs analogiques. Encore s’agissait-il d’innovations nettement moins radicales toutes choses égales par ailleurs.

Le premier appareil photo « électronique » est le Mavica de Sony, présenté à la Photokina de 1979. Il s’agit encore d’un appareil analogique mais c’est un premier coup de tonnerre dans le ciel bleu d’une industrie assise sur une tradition vieille d’un siècle et demi. D’abord parce que Sony est un intrus qui n’appartient pas à la grande famille des industriels de la photo, ensuite parce que le Mavica, bien qu’analogique, propose de se passer de la pellicule argentique au profit d’un enregistrement magnétique. Mais ce coup de tonnerre restera quinze ans sans conséquences : la qualité des photos est décevante et le support magnétique ne s’inscrit pas dans une filière technique convaincante tant pour le tirage des photos que pour l’archivage du support.

Canon, firme faisant cette fois partie du club de la photo traditionnelle, proposera en 1989 le Ion, nouvel appareil magnétique, mais sans plus de succès. Il faudra attendre 1994 pour qu’ Apple, autre intrus, mette sur le marché le Quicktake, développé conjointement avec Kodak, premier appareil numérique proposé au grand public. Mais ce n’est qu’en 1996 que le marché de la photo numérique démarre réellement. En France il se vendra 14000 appareils numériques cette année-là, contre environ 2 millions d’appareils argentiques.

On ne peut donc pas dire au total que la photo numérique soit apparue par surprise, sans que les industriels du secteur n’aient rien vu venir. Canon ou Kodak à des titres divers pourraient même en revendiquer à bon droit une part de la paternité. Il y a cependant dans ce milieu des années quatre-vingt-dix un phénomène qui échappe au radar des industriels de la photo. C’est que les appareils numériques eux-mêmes ne sont qu’une partie d’une nouvelle filière technique qui comprend également par exemple les cartes-mémoires, les imprimantes et les logiciels. Or dans ces domaines également les progrès sont vertigineux. Une carte mémoire de 64 méga-octets coûtait 165 euros en 1999. En 2007, 15 euros suffisaient pour 2 giga-octets, soit une multiplication par 350 du rapport utilité-prix. Des phénomènes moins spectaculaires mais remarquables s’observent pour les prix et les performances des imprimantes ou pour l’archivage des photos.

La grande majorité des observateurs de la photographie traditionnelle se sont focalisés à cette époque sur le débat appareils numériques contre argentiques, capteurs  contre pellicule. Mais c’était perdre de vue un champ de bataille beaucoup plus vaste entre deux filières d’usages. Les meilleurs arguments du numérique ne devaient pas être cherchés dans les appareils de prise de vue. Le résultat de cette cécité stratégique fut un bouleversement brutal du paysage industriel autour de trois tendances :

La disparition ou le rachat de plusieurs grands noms de l’industrie : Ilford, Agfa, Rollei, Polaroïd, entre autres ont soit disparu soit ne subsistent que sous forme de marque. C’est également le cas de Leica, de Minolta ou de Konica. La révolution numérique, dans le disque ou la vidéo, avait au contraire laissé le paysage industriel à peu près intact, car les nouveaux matériels étaient proposés par les grands noms de l’ère analogique, tant du côté des biens que des services qui leurs étaient associés. Les industriels de la photo, par contre, peut-être en raison d’un sentiment d’éternité de leur position, ont collectivement beaucoup plus souffert du passage au numérique, avec des dizaines de milliers de licenciements à la clé.

La deuxième tendance fut l’apparition de nouveaux acteurs majeurs venus de l’électronique grand public (Sony, Panasonic, Samsung), de l’informatique (Hewlett-Packard, Apple) ou des logiciels (Adobe, Microsoft, Corel). Géographiquement, cette évolution a été catastrophique pour l’Europe qui n’a plus aucun acteur industriel significatif dans une filière photographique où elle a longtemps brillé, et traduit une polarisation autour de l’Asie (Canon, Fuji, Panasonic, Samsung, Olympus, Nikon et le taïwanais BenQ).

Enfin, le centre de gravité industriel de la filière c’est dispersé et déplacé de la chimie vers l’électronique. Dans le monde analogique, plus des trois quarts des revenus allaient vers la chimie, pellicules vierges ou laboratoires de développement, les fabricants d’appareils ne captant que moins du quart des ressources. Aujourd’hui la nouvelle filière est beaucoup moins concentrée, car elle articule un plus grand nombre d’intervenants : fabricants de composants (cartes mémoires, capteurs), souvent autonomes, assembleurs d’appareils de prise de vue, fabricants d’imprimantes, de matériels de stockage, opérateurs de tirages par Internet, éditeurs de logiciels, etc.

La réaction des professionnels de la photo à cette irruption des barbares de l’informatique a d’abord été hostile. Les photographes d’agence ou de la presse restaient attachés à leurs matériels traditionnels et raillaient la qualité des nouveaux venus. Jamais le numérique ne supplantera l’argentique dans le haut de gamme lisait-on souvent dans la presse spécialisée. Un magazine comme « Chasseur d’Images » avait d’ailleurs forgé le terme de « photoscope » pour désigner ces machines qu’il fallait absolument séparer des « vrais » appareils photo.

De leur côté les nouveaux entrants, au milieu des années quatre-vingt-dix, ne prétendaient pas non plus proposer de « vrais » appareils photos. On considérait généralement que la route serait longue et qu’en revanche l’appareil numérique resterait longtemps un périphérique de l’ordinateur dont il devait alors utiliser les codes. De ce fait la première génération d’appareil se caractérisait par des formes originales et une ergonomie très éloignée de celle des appareils classiques. Le Quicktake de 1994 avait la forme d’une gourde, comme si on avait tenu un appareil classique par la tranche. Chez Casio, Nikon ou Sony, des appareils bi-corps, avec un module optique pivotant, ne ressemblaient à aucun appareil connu. Jusqu’en 1999 les publicités de ces appareils ne parlaient ni de la focale des objectifs, ni de la sensibilité du capteur, ni même de vitesse d’obturateur ou de diaphragme. A l’hostilité des leaders d’opinion de la photographie traditionnelle correspondait donc une barbarie assumée, innovante mais préparée à rester longtemps marginale. Double erreur cependant car les choses ne se passèrent pas du tout ainsi.

Il y eut d’abord le ralliement silencieux des professionnels, à partir de 1999-2000, poussés par des considérations financières. Après tout la quasi-totalité des photos professionnelles passaient de toute façon par une phase numérique,  le scanner, aussi bien dans la presse que dans la publicité ou même l’édition. Avec le numérique on s’épargnait donc une étape, assez longue et relativement coûteuse. En outre le budget annuel « pellicule » d’un photographe professionnel pouvait souvent dépasser les 10.000 euros. Le nouveau système ne proposait peut-être pas une aussi bonne qualité, mais il était beaucoup moins coûteux. Ce furent donc les employeurs des professionnels qui les conduisirent, par la contrainte, à adopter le numérique.

Ensuite les départements de marketing des industriels du numérique changèrent brusquement de politique et décidèrent de présenter les appareils numériques comme des appareils tout court. Canon reprit en 2000 la forme et le nom de son dernier succès argentique, l’Ixus, pour une nouvelle gamme d’appareils numériques. Les formes innovantes disparurent progressivement. Au prix de quelques acrobaties de vocabulaire, les industriels reprirent les termes de l’argentique pour vanter leurs appareil. L’ancienne norme ISO de sensibilité des pellicules fut réutilisée, au mépris de toute vraisemblance technique,  pour décrire l’aptitude des nouveaux appareils à fonctionner en basse lumière, c’est-à-dire en fait le degré d’amplification du signal issu du capteur. La focale des objectifs du numérique fut décrite en « équivalent 35mm ». Des réglages manuels réapparurent, et avec eux les notions de vitesse et de diaphragme. Enfin, à partir de 2003, des appareils reflex compatibles avec certaines optiques prévues pour l’argentique furent proposées au grand public.

Nés barbares, les nouveaux industriels du numérique, comme leurs lointains ancêtres germains, envahirent la Rome analogique en se présentant comme plus romains que les Romains. En un hommage humiliant, le plus incongru des nouveaux entrants, Panasonic (« un fabricant de micro-ondes !», disait la presse photo) phagocyta Leica, la plus prestigieuse des marques de l’ancien système. Mais la presse spécialisée, d’abord rétive, finit par tourner casaque à son tour. C’est que la demande était là. Dans un contexte par ailleurs très mauvais pour la presse magazine, les tirages augmentèrent : en France « Chasseur d’Images », d’abord héraut de la résistance aux envahisseurs, augmenta son lectorat de 20%, comme son confrère « Réponses Photo ». Et que lisaient en priorité ces nouveaux lecteurs ? Bien entendu les articles sur les numériques. Ce sursaut fut cependant très provisoire avant d’être englouti par la crise générale de la presse papier. A partir de 2010 l’essentiel de la “presse” photo était en ligne et la plupart du temps sur un modèle gratuit.

Mais par ailleurs, pendant ces années de conquête par le numérique, les aspects les plus élitistes de la photographie connurent eux aussi une embellie spectaculaire. Le salon « Paris Photo » créé en 1996, l’année du démarrage du marché du numérique, enregistra une progression régulière non seulement de sa fréquentation mais aussi des transactions sur le marché de la photo d’art. Le prix moyen d’une transaction fit plus que doubler entre 1996 et 2006. Cette tendance s’est poursuivie dans la décennie suivante, même si, avec 163 millions de dollars en 2017, le marché mondial de la photo d’art ne pèse que 1,1% du marché total de l’art selon Artprice. Certains parlent alors d’une seconde naissance de la photographie. Mais s’agissait-il toujours de la même chose ?

2 : Des pratiques différentes : plus, mieux et autre chose

La pratique de la photographie ne faisait pas l’objet d’enquêtes sociologiques régulières jusqu’aux efforts récents de L’Observatoire des Professionnels de l’Image dont l’enquête annuelle, bien qu’avant tout économique, jette un éclairage régulier sur les pratiques des consommateurs. Les équipements des ménages sont suivis par des instituts comme Médiamétrie ou GfK et quelques données figurent dans l’enquête annuelle du CREDOC sur les Français et les nouvelles technologies. Mais ces coups de sondes partiels ne livrent pas une description suffisamment solide pour que les analyses, y compris bien sûr celle-ci, ne doivent pas être considérées avant tout comme des hypothèses raisonnables. Cependant sept tendances se dégagent et peuvent être étayées par des faits précis : la très vive croissance quantitative de la pratique photographique (plus de photographes, prenant plus de photos), l’amélioration de la qualité générales des photos, une large diffusion de techniques de traitement et d’amélioration des images naguère confidentielles, de nouveaux sujets, une nette féminisation de la pratique, une plus grande circulation, enfin une menace paradoxale sur la mémoire.

a) Six fois plus de photos

Les enquêtes pratiques culturelles des Français et les données professionnelles (OPI, Kodak) indiquent qu’au zénith de l’argentique, la photo était pratiquée par un Français sur deux, dont un quart très occasionnellement, dans les « grandes occasions familiales » et en vacances. Le parc d’appareils argentiques a culminé aux environs de 20 millions d’appareils en 2002, mais moins du tiers était réellement actif. En 2003, seuls 26% des foyers déclaraient avoir pris des photos dans les six derniers mois, selon le baromètre Ipsos pour l’OPI. Un photographe actif prenait environ 80 photos par an.

La situation décrite par l’Observatoire de l’Image dès l’année 2005 est complètement différente. Le nombre de foyers déclarant avoir pris des photos au cours des six derniers mois a doublé, passant de 26 à 51%. Le parc d’appareils argentiques actifs a été divisé par trois, alors que le parc d’appareils numériques dépassait déjà 13 millions d’unités, auxquels il fallait ajouter une dizaine de millions de « photophones », téléphones portables équipés d’un appareil photo. Le baromètre Ipsos d’octobre 2004 pour l’Observatoire des Professionnels de l’Image indiquait qu’un utilisateur d’appareil numérique prenait 5,5 fois plus de photos qu’avec un argentique. Plusieurs autres sources évaluent ce multiplicateur à 6 aux Etats-Unis. Le coût quasiment nul d’une photo et l’immédiateté du résultat visible sur l’écran à cristaux liquides expliquent bien entendu cette explosion de l’intensité de la pratique. Encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte des photos prises avec un téléphone.

Même si l’évolution du nombre de photos prises n’est pas connue avec précision, si l’on tient compte à la fois du probable doublement des pratiquants (cf. enquête Ipsos) et de la multiplication du nombre de photos prises par chacun, on obtient de toute façon une véritable explosion du nombre de photos prises collectivement par les Français, d’un facteur compris entre dix et quinze. Si l’on se souvient que cette évolution s’est accomplie en quelques années, alors qu’elle concerne une pratique vieille de plus d’un siècle, on ne peut éviter de parler de rupture historique, de révolution. Ce mouvement, acquis dès 2005, il faut le souligner, s’est bien sûr approfondi par la suite. L’enquête “Pratique culturelles des français” du Ministère de la Culture pour 2008 ou une enquête Ifop de 2015 le confirment. On assiste en particulier à la quasi-disparition des personnes ne prenant jamais de photos: de 74% en 2002 à 40% en 2008 selon l’enquête du Ministère de la Culture, puis 6% seulement selon l’IFOP en 2015, grâce aux smartphones essentiellement.

b) La qualité derrière la quantité

Une espèce de principe de la conservation du sens voudrait qu’une explosion quantitative s’accompagne nécessairement d’une baisse qualitative de même ampleur. Si plus de personnes font de la peinture, c’est sans doute au profit de la peinture du dimanche, si tout le monde devient musicien c’est au détriment du génie musical, etc. La photo numérique en est pourtant un contre-exemple flagrant.

Il n’est pas nécessaire de postuler un génie latent du grand public que le miracle de la technologie aurait révélé. Il s’agit plus simplement du produit de deux causes objectives. La première réside dans l’augmentation de la qualité technique des appareils. Les numériques ont très vite ajouté aux derniers progrès des argentiques – notamment la mise au point automatique (autofocus) et  le réglage automatique de l’exposition[3] – des dispositifs originaux tels que les stabilisateurs réduisant le flou de bougé, le réglage automatique de la sensibilité ou la détection de visage ou de mouvements. Ces dispositifs nouveaux ne mettant en général que moins de deux ans pour passer du haut de gamme aux appareils d’entrée de gamme, le tout dans un contexte de baisse des prix de l’ordre de 20% par an. De ce fait, un appareil moyen de 2007 était très nettement plus perfectionné et plus utilisable que son homologue argentique de 1997. Il produisait moins de photos floues ou mal exposées, permettait de cadrer de plus grands angles ou au contraire de zoomer avec plus de précision, et il pouvait se contenter de moins de lumière. Le second facteur d’amélioration de la qualité générale des photos produites tient au procédé numérique lui-même. D’une part les erreurs de prises de vues étant vérifiables immédiatement, elles sont plus fréquemment susceptibles d’être corrigées à la volée par une nouvelle prise de vue. Ensuite les logiciels de traitement d’images permettent très facilement de recadrer, corriger les couleurs ou l’exposition, pour ne parler que des corrections les plus simples.

Un cercle vertueux s’est alors amorcé: passant d’une centaine de photos par an dont une moitié ratées ou définitivement insatisfaisantes, à 500 dont les trois quart satisfaisantes, l’utilisateur est incité à prendre plus de photos encore, et sans doute à se poser plus positivement la question de savoir comment les améliorer.

C) Une pratique plus feminine

En France, dix ans après les débuts du numérique, selon les enquêtes Ipsos pour l’Observatoire des Professionnels de l’Image, 60% des personnes utilisant un appareil numérique étaient des femmes (62% en 2005, 58% en 2006). La différence s’est évidemment estompée ensuite quand le taux d’usage de la photo numérique a voisiné les 100%, mais il est resté net en ce qui concerne les personnes déclarant faire de la photo une passion: 18% chez les femmes contre 15% des hommes en 2015 selon l’Ifop. Ce résultat est doublement surprenant. D’une part parce que les enquêtes sur les pratiques culturelles des français montraient auparavant une grande stabilité, de 1973 à 1997, avec une forme d’égalité entre les sexes plutôt rare dans le domaine des pratiques culturelles. Les femmes utilisaient moins souvent les appareils perfectionnés, mais se servaient en revanche plus souvent que les hommes des appareils simples, par ailleurs plus répandus. Aujourd’hui cette parité globale semble rompue. Les femmes ont-elles changé d’attitude à l’égard de la photo ou est-ce simplement que la différence entre appareil simple ou perfectionné a perdu de sa pertinence ? Le commentaire courant voudrait que le caractère instantané du résultat de la prise de vue et la généralisation des automatismes sur les appareils ont su conquérir un public féminin rebuté par la technique pour la technique.. Le caractère féminin de la photo numérique est donc plus probablement le produit de deux phénomènes simultanés, l’un, général, de diminution des différences entre les sexes en ce qui concerne le rapport aux techniques, et l’autre, particulier à la photo, tenant au fait que le passage au numérique a été aussi le triomphe des appareils automatiques, au détriment des « usines à gaz » à objectifs interchangeables et réglages compliqués qui rebutaient auparavant la majorité des femmes.

D) La démocratisation du traitement d’images

Au-delà de la simple correction des photos insatisfaisantes, les logiciels, y compris les plus simples comme le Picasa de Google, gratuit, introduisent à une éducation à l’image elle aussi sans précédent. La maîtrise du cadrage à la prise de vue est aujourd’hui moins importante puisqu’on peut ensuite se rattraper sur le micro avant de diffuser ou d’imprimer la photo. Mais l’art du cadrage ne perd rien au change, au contraire, puisque les utilisateurs vont disposer de plus de liberté pour en apprécier les subtilités. Les logiciels, certains appareils photos eux-mêmes, mais surtout les smartphones permettent de recadrer par essais et erreurs. De technique contraignante et punitive le cadrage est devenu une opération créative et décontractée. Dans une moindre mesure c’est également vrai de paramètres comme l’équilibre des couleurs, la netteté, le contraste ou l’éclairage, qui tous sont très facilement modifiables dans le plus simple des logiciels gratuits.

Il s’ensuit une démocratisation silencieuse de techniques jadis plus évoquées d’ailleurs que réellement maîtrisées par le second cercle des amateurs photos. En 2008, 28% des Français interrogés déclaraient avoir retouché leurs photos. Cette proportion montait à 39% chez les moins de 20 ans mais ne descendait pas en-dessous de 13% pour les 65 ans. Ila donc fallu une décennie pour qu’une pratique élitiste et réservée aux professionnels devienne une authentique pratique de masse.Des notions naguère ultra-spécialisées telles que « température de couleur », « balance des blancs », « bruit » sont à présent sinon maîtrisées au moins connues par le plus grand nombre.

Dès les débuts de la photo numérique de nombreux logiciels avaient permis des traitements parfois simplement ludiques (déformations, cadres décoratifs) parfois plus ambitieux (détourage, élimination de détails gênants) et avaient mis à la portée de tous ce qui relevait auparavant des effets spéciaux ou du « trucage ». Mais ce sont les applications pour smartphones et les services dits de “réseaux sociaux” en particulier Instagram qui ont vraiment popularisé cette maîtrise des “effets photographiques”. Il est vraisemblable que le nombre de personnes capables de se livrer à de telles manipulations des images ait été multiplié par dix mille en dix ans. Il serait alors intéressant d’évaluer la contribution de cet apprentissage sans doute désordonné à une véritable culture de l’image.

E : Des images différentes.

Le numérique et l’extension de la pratique de la photo ont d’abord multiplié les photos appartenant aux grands types préexistants : plus de photos de mariages, plus de photos de vacances, plus de photos de nouveau-nés. Sans doute. Mais parfois cette simple extension quantitative n’est pas sans effet. C’est le cas bien connu des photos de catastrophes ou d’événements spectaculaires : tsunamis, déraillements de trains, inondations, attentats, les photographes amateurs sont désormais toujours là avant les agences de presse et inondent les rédactions de leurs témoignages. L’indiscrétion de cette photo omniprésente a soutenu l’essor de la presse « people », révélé les conditions de l’exécution de Saddam Hussein ou les atrocités commises dans les prisons américaines en Irak. Ce qui est nouveau n’est pas cette photo témoignage, c’est son caractère systématique, comme si chaque événement se déroulait désormais devant un dispositif de surveillance numérique universel. Une illustration spectaculaire en est donnée lors des concerts de musique dans lesquels la scène apparait soulignée par une marée d’écrans LCD bleuâtres dressés au-dessus des têtes.

Mais on assiste aussi à la généralisation de la photographie utilitaire, jadis interdite par son coût. Une tôle froissée, un état des lieux, une transaction immobilière donnent lieu à des prises de vue aussi anodines que contractuelles. Après la révolution de 1888 où les labos de Rochester déploraient que les Brownie servent à photographier des chiens, une étape supplémentaire est franchie où l’on photographie désormais absolument tout : une petite robe dans un magasin que l’on se promet d’acheter, une tâche au plafond lors d’un dégât des eaux, des passantes, le compteur de sa voiture qui passe 100.000 kilomètres. Symétrique de la photo de grand événement mondial, la photo de l’infra-ordinaire.Prise avec cet objet omni-présent, ce que n’a jamais été l’appareil photo, le smartphone.

Cette extension du domaine de la photo comporte également sa face sombre, sinon cachée. C’est la pratique du « happy slapping » où des agresseurs photographient ou filment leurs victimes pour faire ensuite circuler le témoignage de leur exploit, sans parler des agressions sexuelles mises en ligne sur les réseaux sociaux. C’est aussi, encore moins connue mais probablement massive, la pornographie domestique, jadis limitée par la perspective d’aller chercher les photos au labo du coin. Mais on se souvient qu’un leader indépendantiste corse avait été confondu par la présence dans son téléphone portable d’une série de photos très intimes qui ne laissaient aucun doute sur l’identité de son propriétaire.

Il est donc probable que la multiplication par dix ou vingt du nombre de photos prises au cours d’une année va grossir pour l’essentiel le flot des photos qui auraient également été prises, quoiqu’en plus petit nombre, dans l’ancien système. Mais même si les « nouvelles photos » ne constituaient qu’un petit dixième de l’ensemble, il resterait que ces nouveaux sujets, très anodins ou très spectaculaires, très intimes ou au contraire très impersonnels, représentent une masse de clichés égale à la totalité des photos classiques prises à l’époque analogique.

F : De la photo-stock à l’image flux.

Ce qui se joue en ce moment, c’est l’accomplissement de la rupture définitive avec la peinture. La photo argentique était demeurée pendant un siècle une peinture industrielle.  Portraits, paysages, hauts faits, événements familiaux, on disait encore d’une photo qu’elle « immortalisait » l’instant. Elle était donc avant tout destinée à être archivée, conservée, voire encadrée et accrochée au mur. Il est vrai que ce n’était qu’une peinture démocratisée, désacralisée, premier artefact des  industries culturelles, terme forgé par Walter Benjamin précisément pour saisir la rupture entre l’image reproductible, la photo, et l’œuvre d’art singulière, la peinture. Mais cette rupture n’avait pas été complètement consommée. La photo de 1995 conservait un patrimoine génétique d’avant 1888, l’époque où on se faisait « tirer le portrait ». La photo numérique liquide ce passé.

En premier lieu, la photo numérique n’est jamais terminée. Elle a beau contenir dans son fichier le moment précis où elle a été prise[4], au centième de seconde près, elle n’est plus un instant précis figé. Certains appareils permettent même de prendre une photo juste avant qu’on ait appuyé sur le déclencheur. Le numérique introduit d’ailleurs une série d’autres troubles dans l’instantanéité. D’abord avec le mode « rafale », jadis réservé aux professionnels en raison de son coût considérable, mais aujourd’hui gratuit. Il y a souvent plusieurs photos d’un même instant vécu : laquelle est la vraie ? Ensuite parce que la photo sera retraitée, améliorée, amputée, fusionnée, truquée, plusieurs fois, très rapidement, parfois par son auteur mais plus souvent par son destinataire. La photo argentique appartenait de plain pied à ce monde solide où l’œuvre était un objet unique, daté et certain, donnant assise au droit d’auteur et plus tard au droit moral. L’œuvre numérique, et en particulier la photo, appartient à un univers liquide, celui de la copie instantanée, de la modification aisée, possible et sans coût. Dès lors il n’y a plus de version définitive, l’œuvre n’est plus figée, elle dispose d’un temps propre, qui n’est donc plus celui, sans dimension, de l’instant de la prise de vue.  Les photos numériques n’immortalisent plus, car elles ne sont plus non plus des instantanés.

Une autre illustration de ce changement de nature est la porosité de la frontière entre l’image fixe, la photo, et l’image animée. Cette frontière a été longtemps cadenassée. Les appareils de prise de vue étaient différents, comme les dispositifs pour regarder ensuite leurs images. Mais ce n’est plus le cas. Les appareils numériques, comme les téléphones portables, permettent indifféremment de prendre des vidéos ou des photos. Les caméscopes à leur tour prennent aussi des photos. Par ailleurs on regarde de plus en plus souvent les unes et les autres sur les mêmes machines : micro-ordinateurs, baladeurs, téléviseurs, ou même cadres numériques. Il subsiste cependant deux différences : on n’imprime pas une vidéo, et les photos n’ont pas de son. Mais même ces différences-là s’estompent.

Enfin, si le destin canonique d’une photo argentique était d’être stockée et montrée, de vive voix pourrait-on dire, celui d’une photo numérique est d’être retraitée et envoyée par Internet. De multiples usages coexistent bien entendu et se croisent avec une grande diversité, mais il reste que la photo numérique circule : mise sur le web, jointe à des mails, envoyée par MMS, elle redonne parfois un sens, éphémère, à l’instant. C’est la photo du petit dernier envoyée presque en direct aux grands parents. Un Français équipé voit donc s’ajouter au stock considérable des photos qu’il a prise celui non moins considérable des photos qu’on lui a données. Et cela aussi est nouveau, en premier lieu par cet aspect quantitatif, mais aussi plus qualitativement parce qu’il est nouveau que nous découvrions les photos prises par nos proches en leur absence. Montrer son album photo était jadis une preuve d’intimité, parfois aussi une épreuve fastidieuse pour le public ainsi distingué, mais l’auteur conservait la maîtrise d’un discours explicatif, donnant là un éclairage de contexte, ici passant vite sur telle photo embarrassante. La communication des photos par le réseau commande aujourd’hui de choisir des photos qui peuvent se passer de commentaires, qui peuvent en outre continuer à circuler plus tard à notre insu.

L’ensemble de ces facteurs contribue alors à un changement profond de la nature de ces photos. Elles étaient de petites peintures industrielles, stockées et encapsulant du temps. Elles sont désormais des flux de télécommunications en images. Elles ne figent plus du temps, elles sont du temps. Les photos sont moins floues mais c’est la photo qui devient floue.

 G : L’oubli interdit et la mémoire menacée

Ces images numériques ont beau appartenir désormais au monde des flux, elles ne s’en accumulent pas moins dans des réservoirs réels appelés disques durs, CD, DVD ou serveurs en ligne. Un album photo pouvait contenir environ 250 clichés. Un disque dur de 2007 pourrait en héberger 80.000. Un simple DVD gravé en accueille 2500. Deux phénomènes opposés s’observent alors.

Dans un premier sens nous sommes de plus en plus exposés au miroir tatillon, systématique, kaléïdoscopique, que propose ce processus continu de mise en images de notre monde par la photo numérique collective. Là où un quart d’entre nous prenait deux photos par semaine environ, la moitié aujourd’hui en prend deux par jour en moyenne. Auxquelles s’ajoutent celles qu’il reçoit de ses proches. Au bout de quelques années, il se passe un phénomène nouveau et imprévu : c’est que ces photos nous les regardons plus souvent que nous ne regardions les albums photos. Notre ordinateur est mobile, ou bien il s’arrange pour être partout via le réseau, les baladeurs, les smartphones, et même le lieu de travail. Et dedans, il y a nos photos. Nous sommes alors exposés à une forme de miroir numérique permanent dont l’effet principal, plus que d’exercer notre mémoire, est de nous interdire l’oubli. Il n’est pas certain que la plupart d’entre nous soient philosophiquement armés pour supporter ce bombardement de rappels à l’objectivité du passé.

Cette mémoire que nous finirons par trimbaler avec nous, sous la forme de minuscules mais prodigieux trésors électroniques, qui éventuellement nous hantera, sera également paradoxalement fragile. La question de la durabilité des mémoires numériques hante de nombreux observateurs depuis l’essor de l’informatique grand public. Ce sont les archives nationales qui s’inquiètent, pas seulement pour les photos, de la pérennité effective des documents numériques qui leur sont confiés. C’est Kodak qui sur son site avertit de la fragilité du stock de photos numériques de ses clients. Avec l’argentique, nous dit-on, seul l’incendie était un réel danger. Même des cambrioleurs n’emportaient généralement pas les albums photos. Mais avec le numérique, une simple coupure de courant, le crash d’un disque dur, et c’est parfois des années de photos qui s’évanouissent en une fraction de seconde.

Cette fragilité est globalement plus un fantasme qu’une réalité dans le mesure où la reproductibilité simple, instantanée, infinie des photos numériques constitue la meilleure des protections. Mais il est vrai également que l’expérience de perdre un album photo était rarissime dans le monde analogique, alors que la perte définitive d’une centaine de photos arrive aujourd’hui à tout le monde. Il y a donc un rapport ambigu à cette irritante mémoire, troublante par son omniprésence, glissante, mal maîtrisée mais dont la disparition possible sera vécue comme une mutilation.

La photographie était auparavant par essence un processus discret. Il s’agissait d’arrêter le temps. D’une part parce que nous prenions peu de photos, espacées dans le temps. Ensuite parce que ces instantanés ménageaient un intervalle entre le moment de la prise de vue et la contemplation du résultat. Enfin parce que nous ne les regardions pas souvent par la suite. Aujourd’hui il s’agit d’un processus presque continu. Les photos sont plus fréquentes, leur résultat est immédiat, et enfin les photos circulent et se transforment ensuite. Ce passage du discret au continu recèle probablement une petite, mais authentique, révolution culturelle.

Pour la suite de l’histoire, vue de 2020, voir Requiem pour l’appareil photo numérique.


Bibliographie

Sociologie, pratiques photographiques

Bourdieu Pierre et alii « Un art moyen », Ed Minuit 1965

Deniot Joelle, « La photographie, une sociologie off ? »  conférence de sept 2006 dans le cadre du festival de photographie de Nantes

Freund Gisèle, Photographie et société, Le Seuil, 1974

Gunthert André, L’image partagée, ed Textuel 2015, sans doute le meilleur livre sur la photographie numérique, ses enjeux et ses usages

Marien Mary, Photography: a cultural history , Warner books 2006

Morel Gaëlle, “Entre art et culture. Politique institutionnelle et photographie en France, 1976-1996” in Études photographiques

Observatoire des Professions de l’Image, « Les chiffres du marché de la photo et de l’image » rapports annuels

Histoire de la photographie

Amar Pierre-Jean , Histoire de la photographie, Que-Sais-Je? 1997

Bajac Quentin, La Photographie, l’époque moderne 1880-1960, Gallimard Découvertes 2005

Denoyelle Françoise, La Lumière de Paris, L’Harmattan 1997

Études Photographiques, revue

Jenkins, Reese V. Images & Enterprise: Technology and the American Photographic Industry 1839-1925. Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1975

Histoire de Kodak : www.kodak.com/global/fr/corp/historyOfKodak/

Newhall Beaumont, History of Photography, Bulfinch, 1982

Rosenblum Naomi, A world history of photography, Abbeville Press, 1997

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[1] Voir par exemple, L’Amazonie disparue, 1825-1930, Antoine Lefébure, ed La Découverte

[2] Cette revendication, classique, était en réalité satisfaite depuis longtemps. Au moins, pour ne prendre qu’un exemple, depuis le Bauhaus.

[3] L’industrie traditionnelle de la photo, bien que prise de court plus tard par le numérique, a néanmoins été très longtemps un modèle d’innovation technique. Elle n’a par exemple été précédée que par l’aéronautique dans la combinaison intime de l’électronique et de la mécanique, domaine dans lequel elle a largement précédé l’automobile. Dès le milieu des années soixante de nombreux appareils étaient ainsi dotés d’automatismes complexes à commande électronique, dispositifs à l’époque inconnus dans le reste des matériels grand public.

[4] Les données EXIF d’une photo numérique décrivent dans le moindre détail les conditions de prise de vue et sont incluses dans le fichier informatique de la photo proprement dite. Bientôt certains appareils munis d’un circuit GPS noteront également automatiquement le lieu exact de la prise de vue.

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