Le trompe-l’oeil de l’User generated Content

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article paru en 2008 sous le titre
« User Generated Contents : passade, retour aux sources ou révolution ? » dans l’ouvrage collectif Culture Web sous la direction de Xavier Greffe et Nathalie Sonnac ed Sirey-Dalloz

            L’éclatement de la bulle financière en 2000-2001 a été le point de départ d’une deuxième vague de développement de l’offre de services en ligne à destination du grand public. Souvent désignée sous le terme de « Web 2.0 » elle repose sur plusieurs innovations qui interagissent les unes avec les autres.  Il est cependant fréquent que l’on n’en retienne qu’une, celle des « user generated contents » que nous désignerons ici sous le terme français de « contenus auto-édités numériques» (CAEN)[1]. Le symbole le plus connu de cette deuxième vague est sans doute l’encyclopédie en ligne Wikipedia, créée en 2001 par l’américain Jimmy Wales, et qui repose sur l’idée d’articles écrits et corrigés par les utilisateurs de l’encyclopédie eux-mêmes. Mais une des caractéristiques les plus importantes de ce phénomène, et qui en rend l’appréhension parfois malaisée et source d’illusions, est justement son caractère multiforme. Quels contenus sont des CAEN ? Un article sur Saint-Augustin dans Wikipedia, comme une vidéo de beuverie sur Dailymotion. Un logiciel d’archivage de vidéothèque comme un hommage à Miles Davis par une école de jazz de Nice. Un blog d’économiste consacré à la mondialisation de l’agriculture, comme une série de photos de nus sur MySpace. D’un extrême à l’autre du sérieux, d’un extrême à l’autre de l’élaboration. Pourquoi alors recouvrir cet inventaire à la Prévert d’un terme unique ?

1 : Un rapide inventaire

Les contenus auto-édités numériques[2] se retrouvent principalement dans sept domaines principaux : la musique, la vidéo, l’information, la photo, les jeux et communautés en ligne, les encyclopédies et les logiciels. Rappelons ce que ces phénomènes recouvrent en pratique au début de 2008 :

  1. : La musique : internet n’est pas qu’un lieu de piratage

Si les pratiques de musique « amateur » sont aussi anciennes que la musique elle-même et en ont même très largement précédé les formes marchandes et officielles, elles avaient été reléguées au XX° siècle dans les limbes des pratiques proto-professionnelles ou plutôt infra-professionnelles. Dans certains cas, comme le jazz, les érudits se souvenaient que cette musique, avant d’engendrer des succès sur les marchés internationaux, avait d’abord été une pratique souterraine, amateur, ignorée ou méprisée des cercles marchands ou officiels.  Cependant tout au long du XX° siècle l’écosystème des médias et de l’industrie du disque avait progressivement construit une muraille étanche entre la musique marchande, celle du disque, et les autres.

Le numérique a dynamité cette muraille par plusieurs endroits. D’abord en abaissant les coûts de production de la musique enregistrée à presque zéro. Une chorale amateur par exemple peut sans investissement lourd diffuser ses enregistrements dans des conditions qui auraient été celles d’un bon studio d’enregistrement analogique il y a vingt ans. D’autre part le numérique permet, via Internet, une distribution rapide, mondiale et à coûts très faibles. On trouve aujourd’hui des CAENs musicaux sur des sites personnels, sous forme de blogs ou non, dans des services de réseaux sociaux comme MySpace ; enfin, à la frontière de la sphère marchande, sur d’innombrables sites de fans, voire sur des sites animés par des artistes professionnels eux-mêmes.

En matière de musique cependant, le volume de
la production est si considérable que le fait d’être disponible sur Internet ne
crée en réalité qu’une disponibilité illusoire. Le service Pandora estimait que
la seule production américaine de musique de variétés était de l’ordre de 37000
morceaux par an, pour ne parler que la musique éditée par les compagnies de
disques. Ce sont alors les sites de communication, de type MySpace qui jouent
le rôle essentiel en propageant par une version électronique du
bouche-à-oreille les informations sur la disponibilité d’une œuvre auprès d’un
public ciblé. Mais ils le font également pour certaines des musiques proposées
sous formes de CAEN, contribuant ainsi à une redistribution des cartes.

1.2 : La vidéo : tous témoins, pas tous réalisateurs

Pendant une dizaine d’années ce qui était vrai de la musique ne l’était pas de la vidéo. Les matériels restaient trop coûteux, la chaîne de traitement numérique encore inadaptée (temps de traitement, stockage), les débits moyens du réseau trop faibles. Selon un processus cumulatif cette situation n’encourageait pas le développement d’applications grand public performantes, ni n’incitait à ce que les savoir-faire nécessaires se répandent. Mais ces facteurs défavorables se sont estompés au cours de la première moitié des années 2000 selon un rythme lui-même accéléré. Les prix des caméscopes numériques s’effondrèrent. Les appareils photos numériques commencèrent à comporter un mode vidéo convenable. Les micro-ordinateurs, même de bas de gamme, présentèrent les performances d’une station de montage de la décennie précédente. A partir de 2005, le succès de YouTube, suivi par Dailymotion amorça l’ère des CAEN vidéo. Ces services hébergent en réalité trois sortes de contenus. Les plus regardés sont des vidéos produites dans la sphère marchande et qui se trouvent là parfois avec mais parfois sans l’accord des ayant-droits : bandes-annonces de films, épisodes de séries, émissions de télévision. Les plus nombreuses sont des vidéos amateurs brutes, le plus souvent représentant des gags ou des exploits sportifs. Dans ce cas la vidéo est à peine montée, il n’y a pas de travail sur la bande son et souvent pas même de titre. Mais il existe une troisième catégorie de programmes, plus élaborés et de plus en plus fournie : court-métrages, critiques de livres, de films, de disques, et  documents d’actualités. Cette dernière catégorie était déjà apparue dans les journaux télévisés de la toute fin de l’ère analogique lors de catastrophes (séquence « filmée par un caméscope amateur »), et possède comme célèbre ancêtre le film de Zapruder sur l’assassinat du président Kennedy. Mais le phénomène a aujourd’hui changé de nature, en particulier dans le champ politique où les « gaffes » et autres « dérapages » ont désormais des témoins systématiques et se retrouvent en quelques heures disponibles sur l’internet.

1.3: L’information n’est plus le monopole des professionnels

Mais si ces témoignages vidéo que l’on trouve sur YouTube ou Dailymotion relèvent bien de l’information, ils ne relèvent cependant pas du journalisme, dans la mesure où ils ne sont pas éditorialisés. Ils n’ont pas d’angle, et en général même pas de texte. Il n’en va pas de même dans de nombreux autres cas, où on assiste au contraire à une multiplication des CAEN proprement journalistiques.

La presse spécialisée a été la première à connaître cette concurrence, à commencer naturellement par celle consacrée aux nouvelles technologies. Des sites web indépendants, créés et animés par des amateurs mais souvent rachetés par la suite, ont fait autorité. Citons-en deux relevant à leur début des CAEN puis rachetés par Amazon : IMDB, devenu la référence mondiale en matière de données sur le cinéma, et DPreview, le site numéro un dans le domaine de la photographie numérique. Aujourd’hui dans tous les domaines relevant d’une passion ou d’une expertise, les sites web amateur, les blogs proposent une information plus profonde, plus interactive, plus systématique et souvent plus qualifiée que celle des médias professionnels. De l’astronomie à l’automobile, du football au cinéma asiatique, de la photographie à la mode, la presse magazine spécialisée est aujourd’hui en grande partie faite de CAEN.

Ce phénomène concerne également l’information générale quoique dans une moindre mesure. Le corporatisme des journalistes, effrayés par cette menace de déprofessionnalisation, contribue fortement à exagérer l’ampleur du mouvement. Mais il est vrai que les blogs sur la vie politique locale, ceux de tendances minoritaires au sein d’un parti, les innombrables sites que suscite chaque élection nationale, constituent un facteur de pluralisme sinon d’équilibre des médias. Bien que portant sur la politique, sujet noble, il n’en s’agit pas moins de sites spécialisés comme ceux consacrés aux chats ou aux timbres-postes.

Le plus frappant est de voir comment la forme du site amateur, du CAEN, est reprise aujourd’hui par les sites professionnels, preuve qu’elle est désormais un gage de crédibilité. Les journalistes en vue ouvrent leur blog, les quotidiens font une place au « journal fait par les lecteurs », les sites des grands médias rivalisent pour héberger des blogs.

1.4 : L’apogée de la photo

La photographie est la plus ancienne des pratiques culturelles nées dans l’ère industrielle, et c’est d’ailleurs à son sujet que le terme d’industrie culturelle fut inventé. La pratique amateur de la photo, restée rare dans la seconde moitié du XIXème siècle, pris son essor avec les appareils Brownie de Kodak dans la décennie 1890. On peut ainsi considérer la photo comme le premier « user generated content » industriel. Cependant on voit ici pourquoi il faut préférer à ce terme un autre, tel celui de contenus auto-édités, parce qu’il fait référence non pas à la seule production de ces contenus mais bien à leur publication. En effet, ce que le numérique a apporté à la photo n’est pas tant – et presque pas- un nouveau public car celui-ci était formé depuis près d’un siècle. Ce n’est pas non plus le fait que des amateurs produisent de nombreuses photos de qualité, même si dans ce domaine un seuil quantitatif a été franchi en supprimant la nécessité de l’accès à un laboratoire coûteux. Ce qui est nouveau c’est la possibilité de faire voir ces photos, la plupart du temps à un cercle restreint, mais cependant bien plus large qu’auparavant, et même parfois à un public très large. Le site FlickR hébergeait à la mi 2007 un demi-milliard de photos. De très nombreux services, de l’ordre de plusieurs centaines, en abritent au total probablement le double (sites de Kodak, de Google, sites des fournisseurs d’accès et des opérateurs mobiles).

1.5 : Les jeux et les communautés en ligne

En 2002 une « information » a fait sensation et fut reprise par la suite régulièrement dans la presse grand public. Il s’agissait d’une étude de E.Castronova de l’université de Fullerton en Californie selon laquelle les jeux vidéo en ligne avaient développé une économie interne dont la richesse était déjà l’équivalent du PIB de la Bulgarie. Pour l’essentiel l’auteur s’était contenté de multiplier le temps passé dans ces univers en ligne par le taux de salaire horaire moyen américain. A ce compte là on pourrait tout autant affirmer que le « valeur économique » du sommeil des Espagnols est égal au PIB du Japon. Mais peu importe ici la rigueur de la mesure, l’important est le fait que désormais des millions de personnes, abonnés au jeu World of Warcraft ou adeptes de Second Life, passent un temps considérable non seulement à jouer ou à discuter en direct, mais aussi à effectivement construire leur monde virtuel. Fabrication d’habits, d’objets, invention d’iles entières, décor d’appartements ou de quartiers, histoires, musiques. Tout cela était déjà présent dans Le Deuxième Monde dont l’auteur de ces lignes était l’initiateur et qui fut exploité par Canal Plus de 1996 à 2001. Nous étions alors stupéfaits de voir que malgré le caractère rudimentaire des outils de l’époque, les « bimondiens » passaient un temps considérable à faire et refaire leur quartier, leur appartement, à échanger la musique qu’ils ou elles avaient composée ou encore à discuter de la constitution du Deuxième Monde.

De nombreux jeux vidéo plus classiques voient de même leur succès reposer sur la contribution, généralement gratuite, d’utilisateurs passionnés : circuits automobiles de Trackmania, centaines d’avions et d’aéroports de Flight Simulator, villes réalistes dans Sim City, pour ne prendre que quelques exemples « sérieux ».

1.6 : Triomphe de l’encyclopédie et mort de son marché

L’encyclopédie imprimée n’aura vécu que deux siècles. A partir de 1992 l’apparition des lecteurs de cédéroms permit la large diffusion d’une version multimédia qui fut très vite moins coûteuse, plus à jour et plus riche que le papier. La Britannica, l’Universalis, et autres grandes encyclopédies Grolier, Compton, Hachette ou Larousse connurent alors la concurrence de Microsoft avec Encarta. Ce qui coûtait auparavant plus de 1000 euros était désormais disponible pour dix fois moins. Mais au même moment l’essor très rapide de l’accès du grand public à Internet conduisit à une seconde version multimédia, en ligne cette fois-ci, mais avec un modèle économique problématique. La Britannica fut la première à sauter le pas, abandonnant dès 1998 la version cdrom juste après avoir abandonné la version papier. La dernière édition papier de l’Universalis date de 2002.

Mais si deux révolutions technologiques n’avaient pas suffit à bouleverser ce secteur, ce fut une troisième révolution, éditoriale, qui le fit basculer hors du marché, celle de Wikipedia. Cette encyclopédie en ligne, créée en 2001 par l’américain Jimmy Wales, repose sur l’idée d’articles écrits et corrigés par les utilisateurs de l’encyclopédie eux-mêmes. C’est principalement à son propos que l’on utilise le terme de « user generated content ». Disponible en plus de trente langues, elle propose plus de deux millions d’articles en anglais, près de sept cent mille en allemand, plus de six cent mille en français. L’Universalis n’en propose que quarante et un mille dans sa dernière édition, soit quinze fois moins. La qualité du contenu de Wikipedia a fait l’objet d’attaques. Et d’une défense vigoureuse de la part de plusieurs revues scientifiques. Mais pour avoir longtemps rédigé les critiques d’encyclopédies multimédia de Libération, puis de Canal Plus et du Monde Interactif, l’auteur de ces lignes préférera rappeler qu’il est difficile de faire preuve de plus de prétention intellectuelle que de vouloir juger seul de la « qualité » d’une encyclopédie. Un collège lui-même encyclopédique dans lequel chaque discipline serait représentée serait nécessaire. C’est précisément ce dont s’entouraient les encyclopédies payantes. Peut-être y a-t-il désormais une nouvelle mission de service public : juger de la qualité des encyclopédies et y remédier, puisque le marché ne permettra bientôt plus de le faire.

1.7 : Les logiciels

A partir de 1975, sur les micro-ordinateurs naissants, l’essentiel des logiciels étaient constitués par des CAEN. Les nouvelles machines n’étaient pas considérées comme des plateformes sérieuses et encore moins dotées d’une économie. Ce sont donc des franc-tireurs, simples particuliers généralement ingénieurs ou étudiants qui écrivirent la majorité des programmes jusqu’en 1981. Certaines de ces initiatives donnèrent d’ailleurs naissance à des firmes gigantesques et qui allaient dominer bientôt l’informatique « sérieuse ». Cette parenthèse sans barrières à l’entrée se referma d’ailleurs bien vite en raison précisément du succès des CAEN, tels que par exemple le tableur, ou encore le premier Basic Microsoft. Mais pendant les années quatre-vingt, le modèle des logiciels développés par des amateurs demeura florissant dans deux domaines au moins : les jeux vidéo sur micro-ordinateurs, et les logiciels de loisirs (astronomie, musique, généalogie, etc).

La micro-informatique en se développant jusqu’à épouser les contours de l’informatique tout court connut une augmentation très rapide de la complexité des programmes, ce qui renvoya bientôt aux limbes de la préhistoire les logiciels développés par un individu ou même un petit groupe de copains.

Toutefois, dans la deuxième moitié de la décennie suivante, le mouvement du logiciel libre permit que s’installe un mode de développement à la fois collaboratif et non directement marchand. Le logiciel libre n’est pas du tout synonyme de petits programmes développés par quelques individus, mais ce mouvement crée les conditions notamment juridiques de la pérennité de l’expression individuelle en matière de logiciel. Aujourd’hui, autour d’application le plus souvent gratuites comme Google Earth ou Facebook, gravitent par exemple des centaines d’applications développées et proposées sous forme de CAEN.

  • : Les enjeux du phénomène

Deux ouvrages parus en 2007 illustrent les deux pôles opposés de la réflexion sur l’essor des CAEN. L’un est français et porte principalement sur les contenus politiques, il s’agit de « Devenir Media » d’Olivier Blondeau[3]. L’autre est britannique et se concentre sur les contenus des industries culturelles, « The Cult of the Amateur » d’Andrew Klein[4].

Pour Blondeau les blogs et d’une manière générale les moyens d’expression libres sur Internet inaugurent un renouveau profond de la politique, à commencer par l’action militante. Les blogs remobilisent une frange jadis active et qui avait fait défection. Mais son propos va au-delà du militantisme et des médias militants au sens traditionnel du terme, puisqu’il étend son analyse au peer-to-peer, aux autoproductions vidéo et aux différentes formes de licences libres. S’appuyant sur Deleuze et Guattari, l’auteur de « Devenir Média » voit dans les nouvelles possibilités d’expression sur le Net, l’accomplissement d’un désir. Vers un « homme nouveau » ?

Cette vision positive, contraste totalement avec celle de l’anglais Andrew Keen. The Cult of the Amateur est en effet une charge d’une grande violence contre le nivellement des valeurs, la destruction de la culture et les risques de Big Brother contenus dans les développements récents d’internet, spécialement dans sa version 2.0. Pour lui les contributeurs de YouTube sont des « singes vidéographes » et Wikipedia « l’aveugle conduisant les aveugles, perpétuant le cycle de la désinformation et de l’ignorance ».

Voici donc les lendemains radieux promis à un homme nouveau d’un côté, l’enfer Orwellien de l’autre. N’est-il pas préférable alors de classer les sujets ?

2.1 Les enjeux économiques et juridiques

  • Un phénomène ancien, une tendance lourde

L’essor des contenus auto-édités est assez généralement présenté comme une « révolution », elle-même appartenant au domaine des « nouvelles technologies ».  Il nous semble au contraire que l’on en comprend mieux le

véritable enjeu, à savoir son caractère collectif, si l’on le débarrasse de ses oripeaux médiatiques : les CAEN ne sont ni nouveaux, ni une composante essentielle des évolutions technologiques en cours.

En premier lieu, il est important de ne pas accorder de crédit à l’idée de « web 2.0 », dont les CAEN seraient la composante principale. La deuxième décennie de l’internet grand public n’est pas celle d’une rupture comme voudrait le faire penser le terme 2.0, mais avant tout le produit du développement des tendances précédentes. La première d’entre elle est tout simplement le changement d’échelle de la population concernée. Les quelques 350 millions d’internautes à la mi-2000 sont devenus 1,350 milliard en 2007 (source : Le Journal du Net). Le taux de pénétration d’internet dans la population mondiale serait de l’ordre de 17% en 2007. Derrière ce saut quantitatif tout de même remarquable se dissimule un saut qualitatif si l’on considère la population alphabétisée et plus encore la population mondiale ayant poursuivi des études jusqu’à sa majorité.  Pour cette dernière catégorie, le taux d’accès à Internet est sans doute proche aujourd’hui de 90%. De ce fait la majorité des élites mondiales a découvert dans la décennie en cours des phénomènes qui en réalité existaient bien avant le prétendu web 2.0 dans des sphères privilégiées comme par exemple celle des étudiants américains. En effet dans les universités américaines les BBS (Bulletin Board Services) étaient une réalité très répandue dès les années soixante-dix. En Europe, les sites web personnels étaient  déjà si nombreux à partir de 1995 que des fortunes, comme celle des fondateurs du site français Multimania, se sont bâties sur ce seul secteur. L’actuelle décennie a été celle également d’une très forte croissance du débit des accès Internet, permettant ce qui ne concernait auparavant dans de bonnes conditions que les textes, de toucher ensuite la musique, puis la vidéo.

Un public plus large avec des connexions plus rapides a surtout rendu visible un phénomène ancien, à savoir l’existence d’une catégorie de personnes capable, désireuse ou contrainte de s’exprimer sans passer par les canaux classiques des médias et des éditeurs. Le phénomène des fanzines, dans la science-fiction américaine des années trente, ou pour la bande dessinée française des années soixante l’illustre dans le domaine de l’écrit comme les aventures de la vidéo légère (Jean-Luc Godard 1970) ou les radios libres (1977-1981) dans le domaine des médias.

En fait le développement des CAEN est concomitant de cette montée des pratiques culturelles amateur que soulignait Olivier Donnat dès 1996[5]. Internet a été leur tremplin mais pas leur élan.

  • Un phénomène mal accueilli

L’essor des CAEN est un des aspects de la révolution numérique. La crise des éditeurs, dans les médias comme dans le disque, le livre ou le cinéma en est un autre[6]. Mais bien que les deux phénomènes n’aient en réalité pas de lien direct, les contenus auto-édités, vus des professionnels de la culture et des médias, pâtissent de l’aura négative du piratage. Un peu de sang froid permettrait au contraire de voir dans les auteurs de CAEN sans doute également les clients les plus fidèles de la culture et des médias traditionnels. Mais la « gratuité » consentie des contenus autoédités est couramment amalgamée avec la « gratuité » forcée des contenus piratés, dans une prétendue « culture de la gratuité », concept sans doute involontairement hyperbolique.

Or si les deux phénomènes sont simultanés, ils obéissent à des logiques économiques très différentes sinon opposées. Les auteurs de CAEN ne demanderaient pas mieux dans leur grande majorité que d’être rémunérés. Mais ils préfèrent publier leurs œuvres dans des circuits courts et non-rémunérateurs plutôt que de risquer de ne pas les publier dans des circuits classiques. Il ne s’agit en aucune manière de contrefaçon. Ceux qui téléchargent des œuvres payantes sans les payer ont une attitude inverse. Ils pourraient payer l’accès aux œuvres proposées sur le marché, mais préfèrent emprunter une voie illégale pour se les procurer.

L’amalgame est souvent habillé d’un discours sur la qualité. La musique auto-édité est probablement, dans sa globalité, de moins bonne « qualité » que la musique professionnelle. Mais est-ce vrai de tel morceau en particulier ? Est-il certain que sur le million de titres que propose I-Tunes le pire soit encore meilleur que le meilleur morceau amateur sur MySpace? Les quolibets ne sont pas rares pour désigner les photographes amateurs comme des « photographes du dimanche », pour dénigrer on l’a vu les contenus de Wikipedia ou pour mieux accumuler les aussi vaines que prétentieuses auto-affirmations de la qualité du journalisme professionnel face aux amateurs. Ainsi, que ce soit pour expliquer les  crises du Monde ou de Libération, les mécomptes de la Fnac ou de Virgin, un modèle s’accrédite, relayé évidemment par les médias classiques : la mauvaise monnaie chasse la bonne, dans une loi de Gresham culturelle. Des monceaux de contenus sans qualité mais gratuits font concurrence aux contenus professionnels, payants certes, mais de qualité.

  • Un problème pour le droit d’auteur.

Les auteurs de CAEN sont-ils des auteurs au regard du droit ? La question ne semble pas très importante à court terme. En premier lieu comme ces œuvres ne font pas l’objet de transactions monétaires, il n’y a pas de flux à gérer, de perception à effectuer, de régime fiscal à adopter. En second lieu dans le cas où, ultérieurement, l’œuvre ferait l’objet d’une exploitation commerciale, le problème serait de protéger l’antériorité de l’auteur initial, qui n’avait pas par hypothèse la qualité d’auteur au moment de la première mise à disposition au public de son œuvre, contre une éventuelle contrefaçon par un ou des auteurs voulant s’approprier sa création. Mais là encore le « statut » d’auteur n’est pas une protection en soi et ne dispense pas de produire la preuve de cette antériorité. En d’autres termes, en première analyse, il n’y a pas de sujet d’inquiétude.

Pourtant, le phénomène des CAEN, les sociétés d’auteur l’ont bien perçu, est surtout caractérisé par la vigueur de sa croissance. Peut-être tous les cinq ans le nombre d’auteurs potentiels double-t-il. Et dès lors le court terme importe peu. A moyen terme, que deviendra la légitimité du système de perception de la taxe compensant l’exception de copie privée si une grande partie des œuvres copiée ne bénéficient pas de reversements? Comment ne pas encombrer des systèmes de gestion déjà saturés (même dans l’économie marchande de la culture les auteurs se multiplient) par des comptes sans valeur économique, mais comment ne pas accueillir le plus tôt possible ceux parmi lesquels se recruteront sûrement la plupart des grands auteurs de demain ?

Par ailleurs, les CAEN sont, ou devraient être, pour les sociétés d’auteurs un laboratoire à peu de risque pour penser les nouvelles formes que prend l’œuvre aujourd’hui : de moins un moins un stock avec une date de création certaine et une forme définitive, mais de plus en plus un flux avec ses multiples versions et ses collaborations successives.

Enfin se pose la question, pour des services en ligne tels que FlickR, MySpace ou YouTube, de l’évasion de valeur lors des reventes de ces services. Les CAEN qui en constituent l’intérêt, donc normalement la valeur, sont certes gratuits dans l’esprit de leurs auteurs, mais que penser du fait que les transactions dont ces services font l’objet se chiffrent en milliards de dollars sans qu’aucune part de cette valeur ne rémunère les œuvres qui en sont la base ?

  • : Enjeux culturels et politiques
  • tous auteurs, tous journalistes ?

« Si tout le monde devient journaliste, il n’y a plus de journalisme ». Ce propos tenu notamment par Bruno Patino, directeur du Monde Interactif, et chroniqueur à France Culture, est devenu un leit-motiv de la profession. Cela peut se décliner en « si tout le monde fait des films, il n’y a plus de cinéma », « si tout le monde est romancier, il n’y a plus de littérature ». Mais c’est ici que commence une subtile mystification. En effet comment ne pas être d’accord avec ces affirmations ? Mais leur évidence sert à cacher qu’elles n’ont aucun rapport avec la réalité. Il ne s’agit pas en effet que « tout le monde » devienne journaliste mais juste que se réalise l’ambition de Jean Vilar : élargir le cercle des initiés. Reprenons en effet les chiffres.

FlickR, pour la photo, propose plus de 500 millions de photos, mises en ligne par 8 millions d’utilisateurs actifs. Sur 1,350 milliard d’internautes, ces utilisateurs représentent donc 0,6% du total. Il est alors évident que moins de 1% ce n’est pas « tout le monde », c’est même ce qu’en marketing ou en politique on appellerait une « petite élite ». Mais d’un autre côté ces 8 millions de photographes dont on peut voir facilement les photos représentent  de l’ordre de mille fois plus qu’auparavant. La démocratisation « à la Vilar » est en marche, mais déjà on confond « passer de un millième à un centième » et « tout le monde photographe ».

Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia donnait pour la version en langue anglaise les chiffres suivants datant de début 2005: 0,7% des utilisateurs apportent à eux seuls 50% du contenu. La quasi-totalité du contenu a été fournie par moins de 2% des utilisateurs. Là encore, c’est à la fois énorme si l’on considère qu’à cette époque cela signifiait une collaboration relativement lourde de près de 2000 personnes. Mais c’est vraiment très peu si l’on craint le spectre du « tout le monde encyclopédiste ». Quand Andrew Keen dans son pamphlet (op cit)  présente Wikipédia comme écrite par une « infinité de singes dactylographes », on retrouve le même tour de passe-passe que celui de Patino à propos des journalistes : le mot « infinité » emporte l’adhésion par une rhétorique qui suggère les foules anonymes, les masses stupides. S’il avait cité le chiffre de deux mille, le lecteur aurait été tenté de le rapprocher du nombre de collaborateurs d’une grande encyclopédie classique, soit plusieurs centaines. Et aurait haussé les épaules.

Pour les médias, comme pour la musique, le rapport entre le nombre de consommateurs et celui des producteurs est encore plus écrasant, même aujourd’hui, car leur public est plus large. Nous sommes, pour très longtemps encore, éloignés de plusieurs ordres de grandeur du « tous journalistes » et du « tous auteurs ». On ne peut pas s’empêcher alors de voir dans cet amalgame et ignorance volontaire des chiffres la mauvaise foi des personnes en place simplement dérangées par l’irruption d’intrus. Car le syllogisme subliminal est bien entendu le suivant : Internet égale tout le monde auteur. Tout le monde égale madame Michu. Madame Michu est nulle. Donc Internet est nul.

  • Menace sur la notion d’œuvre

Si la portée de l’essor des CAEN en matière de démocratisation culturelle doit être affirmée, au moment où l’on dresse partout le constat d’échec des politiques publiques de démocratisation, reste encore à ne pas confondre l’offre et la demande. Ce qui se démocratise en effet c’est l’offre. On peut faire à bon droit le pari qu’un musicien qui s’auto-produit est probablement un musicien plus éduqué que la moyenne, probablement plus compétent, plus attentif à ce que coûte la création. Et donc un meilleur consommateur. Mais cela reste un pari.

En effet la seule chose dont la démocratisation soit certaine c’est celle de la culture technique : comment enregistrer, faire une prise de vue, monter, arranger, comment communiquer autour de l’œuvre, comment tirer le meilleur parti des ressources techniques d’Internet. Mais il n’est pas certain que l’émotion, l’inspiration, l’originalité, y gagnent énormément. L’exemple de la musique incite à la prudence. Certes les conservatoires sont pleins, certes les instruments de musique et surtout la chaîne de traitement numérique coûtent de moins en moins cher. Les médias consacrés à la musique n’ont jamais été aussi nombreux. Mais ce n’est sans doute pas s’aventurer que de constater que la musique a connu des périodes autrement plus créatives que ces vingt dernières années, technologie ou pas.

Il se peut alors que cette multiplication par mille des auteurs, phénomène historiquement considérable, mais qui reste quantitativement modeste, ait cependant déchiré – provisoirement peut-être – le faisceau de liens qui lie les œuvres à leur public, et au-delà qui relie les membres de la société. En effet la multiplication des œuvres c’est aussi la multiplication des « niches », chaque catégorie de goût ou de public dans sa niche, jusqu’au point ultime où l’on n’écoutera, ne regardera, ne lira plus que soi, le consommateur parfait ayant trouvé son producteur parfait, pour la plus grande joie des industries électroniques.

Cette évolution n’est pas certaine, mais simplement une ligne de plus grande pente. En sens inverse on peut noter que le besoin de se réunir, autour des spectacles vivants ou de grands best sellers ne semble pas connaître d’éclipse. Mais il est vrai que c’est rarement dans la liste des best sellers que l’on cherche les chefs d’œuvres.

Les contenus auto-édités numériques ne sont que la forme moderne d’une très ancienne réalité. Celle d‘un besoin et d’une capacité d’expression qui n’est ni l’apanage de toute la population, ni pour autant limitée à cette minuscule catégorie qui fut celle des « professionnels ». Le cercle des initiés s’élargit : il passe d’une infime minorité, à une petite minorité. Les cris d’orfraie des anciens privilégiés de l’expression tentent de disqualifier  cet élargissement en le présentant comme une massification, une déqualification, un nivellement par le bas. Rien, sinon le corporatisme le plus classique ne vient alimenter cette analyse. La production de CAEN est en effet massive par rapport aux contenus classiques, mais elle reste celle d’une toute petite minorité des internautes : 0,6% pour la photographie, 0,7% pour l’encyclopédie. Il est difficile de ne pas faire le crédit à cette petite minorité de la population – déjà privilégiée – des internautes d’un niveau de culture supérieur à celui des singes dactylographes dont parle Andrew Keen. Et sans doute supérieur au niveau intellectuel moyen des journalistes…La parenthèse des industries de la communication, qui organisaient la rareté de l’expression à travers la fonction d’édition, se referme. Désormais, toute personne éprouvant le besoin ou l’envie de rendre public une œuvre, une pensée, une information, peut le faire à la condition d’un minimum de culture technique. Pour autant cela ne signifie pas plus de la même chose. Publier sur Internet un texte ou une musique parmi des millions d’autres ne lui donne pas un public. Mais les producteurs de CAEN ont des motivations différentes de celles des auteurs classiques. Bien qu’ils ne fuient pas l’audience et un éventuel marché, ils recherchent avant tout une notoriété qualifiée, une reconnaissance auprès d‘un milieu restreint que le Net leur permet en revanche de toucher efficacement[7].

Les CAEN, même quand ils en empruntent les formes ne constituent pas une industrie culturelle-bis. La formule d’Olivier Blondeau du « devenir média » nous semble saisir l’essentiel. Même en faisant de la musique, un clip, un texte, les internautes restent dans la communication (d’eux-mêmes) et non dans le registre des œuvres. Le risque culturel – lointain – est peut-être alors celui-ci : une société sans œuvres. D’abord sans chef d’œuvres, par thrombose due à une surproduction, puis par disqualification des références et des prescripteurs autorisés.  Enfin par désintérêt du public qualifié.


[1] La traduction « contenu généré par l’utilisateur » ne nous parait pas satisfaisante. La notion d’utilisateur en particulier est à la fois imprécise (utilisateur de quoi ?) et trop centrée sur l’offre.  L’ élément le plus nouveau du phénomène n’est pas que des contenus soient produits par des individus non-professionnels, cela existe depuis très longtemps, mais que ces individus soient désormais en mesure de leur trouver un public sans passer par des intermédiaires.

[2] Des phénomènes analogues à ceux décrits ici s‘observent également dans d’autres formes de création, notamment les spectacles, mais n’étant pas numériques, ces formes de contenus auto-édités ne sont généralement pas rapprochés des « user generated content ». A tort.

[3] Devenir Media, Olivier Blondeau (avec Laurence Allard) ed Amsterdam. 2007

[4] The Cult of the Amateur, Andrew Klein, Nicholas Brealey Publishing, 2007

[5] Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français.
Olivier Donnat Département des études et de la prospective La documentation Française. (1996)

[6] Révolution numérique et industries culturelles, Philippe Chantepie et Alain Le Diberder, La Découverte repères 2005.

[7] Cf Pour une analyse économique de la notoriété, Alain Le Diberder in Xavier Greffe « Création et diversité au miroir des industries culturelles », La Documentation Française 2006.

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