La disparition : le triste destin des films de plateforme

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Au moment où les services de svod américains sont présentés comme devant renouveler, voire réinventer l’écosystème du cinéma français, il peut être utile de se pencher sur le bilan, provisoire, des films de long métrage que ces plateformes ont proposé en exclusivité. Bilan clairement décevant pour l’instant. A cela il y a des raisons. Durables. Mais il s’agit surtout de l’apparition et du développement d’un modèle radicalement différent de celui du premier siècle du cinéma. Dans ce nouveau modèle la qualité perçue des films n’a plus vraiment d’importance. Les notions de succès ou d’échec, de médiocrité ou de qualité, et avec elles la mémoire de ces films, disparaissent.

1 : Que valent les 22 films français déjà présentés en exclusivité sur Netflix et Amazon ?

De janvier 2018 à novembre 2021, Netflix a mis en ligne 17 films de long métrage et Amazon 5. Le tableau suivant les présente, sauf erreur ou omission, dans l’ordre chronologique de leur mise en ligne avec les notes critiques obtenues. Pour certains de ces films, initialement prévus pour sortir en salles, la plateforme est intervenue en pompier pour récupérer un projet qu’elle n’avait pas initié et que la fermeture des salles menaçait.

Les critères de la note Imdb ou des spectateurs sur Allociné ne peuvent certes pas être considérés comme parfaits. On peut lire par exemple sur le site The Ringer une analyse critique du système d’Imdb ou le travail d’Olivier Maillot sur les notes d’Allociné. Mais ils donnent une indication objective, ce qui ne veut pas dire exacte, mais surtout se prêtent à des comparaisons comme on le verra dans le point suivant.

La moyenne des films de cinéma sur Imdb est de 6,9 et celle des spectateurs sur Allociné de 3,12. On constate immédiatement que sur ces deux critères l’ensemble de ces 22 films est nettement en-dessous de la moyenne. Plus important sans doute, aucun des films ne dépasse la moyenne de 6,9 sur Imdb et trois d’entre eux sont même en-dessous de 4. Les spectateurs d’Allociné sont un peu plus indulgents, en tout cas avec cinq de ces œuvres, mais un tiers des films de plateformes obtiennent moins de 2 étoiles. En revanche le film récent de Mélanie Laurent, Le bal des folles, apparait comme la plus grande réussite de cet ensemble, sans toutefois obtenir des résultats critiques exceptionnels. On notera également que Balle Perdue, grand succès à l’international semble-t-il, Banlieusards et Oxygène obtiennent eux aussi de bons avis sur les deux plateformes de notation. Il ne s’agit pas ici de dénigrer des productions dans lesquelles les équipes artistiques ont crû et ont espéré mettre le meilleur d’elles-mêmes. Mais de faire un constat d’ensemble au sujet d’une activité déployée depuis tout de même quatre ans.  Enfin remarquons que presque la moitié de ces films (10 sur 22) ont été réalisés par des femmes, soit le double de la moyenne française. Les plateformes ont au moins le mérite de se rapprocher du 50/50.

Il reste qu’une moyenne de 5,3 sur Imdb et 2,3 sur Allociné correspond, pour fixer les idées, au score de Conan le Destructeur ou bien des Charlots en Folie : à nous deux cardinal ! 

2 : Les films coproduits par les chaînes de télévision font-ils mieux ?

Pour le savoir nous avons fait subir le même traitement à 56 films coproduits sur la même période par TF1 et France 2 et déjà sortis en salles (source CBO-Box Office). Nous avons pris ces deux chaînes car elles semblent correspondre le mieux au large public visé par les plateformes, co-produisant donc potentiellement le même type de films.

Le tableau complet figure en annexe de cet article, mais on peut résumer la comparaison avec le tableau suivant :

Si on s’en tient aux moyennes les films co-produits par les chaînes de télévision obtiennent donc dans l’ensemble des résultats significativement meilleurs pour les deux critères : 5,8 contre 5,3 sur Imdb et 2,9 contre 2,3 pour Allociné. Mais ce n’est pas terrible non plus dans l’absolu. Toutefois ce qui se cache derrière les moyennes est beaucoup plus intéressant, comme toujours dans le cinéma :

  • Aucun des films de plateformes n’arrive au-dessus de la moyenne Imdb, alors que plus d’un film sur dix des filiales y parvient.
  • Plus de la moitié des films de filiales obtiennent de bons scores auprès des spectateurs d’Allociné, ce qui n’est le cas que de 18% des films de plateformes.
  • Un tiers de films des plateformes sont considérés comme médiocres, voire pire, sur Allociné, ce qui n’est le cas que pour 11% des films de filiales de chaînes de télé.

Si ces films coproduits sont globalement meilleurs, en tout cas plus appréciés que ceux des plateformes c’est probablement en raison du fait qu’avant d’être montrés, et même avant d’être produits, ils ont dû passer un certain nombre de filtres, des étapes multiples auprès de décideurs différents. Nous verrons ce point quelques lignes plus loin.

3 : La relative médiocrité des films de plateforme est-elle propre à la France ?

Depuis 2012 et à la date de décembre 2021 Netflix a produit, selon Wikipedia,  le total extraordinaire de 512 films :

Source: Wikipédia

Cela représente 3 films originaux par semaine en 2021, même s’ils ne sortent pas tous en même temps ni dans tous les pays. On se souvient alors d’Okja (Bong Joon-ho) présenté à Cannes en 2017, de Roma (Cuaron), de The Irishman (Scorsese) ou de Mank (Fincher), et sans doute aussi, selon l’expérience de chacun, de quelques autres. Mais quid des 500 autres films? Pour ses séries Netflix peut se féliciter de ses 112 Emmy Awards, mais pour ses films les 15 oscars (dont la moitié en 2021) font pale figure compte tenu du nombre de films produits, comme des milliards de dollars investis.

Le sujet est largement commenté aux Etats-Unis, beaucoup moins en Europe. Andrew Housman a publié sur le site Screenrant un article intitulé « Why Netflix doesn’t really care if its movies are good ». Il explique notamment ceci :

However, Netflix’s bad movies don’t always end up doomed to the digital ether. In fact, a sizeable margin of these critical duds actually become genuine hits for the streaming service. The Top Ten most-watched list on Netflix fluctuates on a daily basis, but even the worst movie has a chance to land a spot there, especially since Netflix’s algorithm pushes its own original content over licensed material. Recently, the completely unnecessary He’s All That, a gender-swapped remake of the 1999 romantic comedy, became the number one most-watched feature on the service in its first week of release.

Il est clair en effet que la faible qualité perçue des films Netflix n’empêche pas la plateforme de prospérer. Les résultats sont là, en termes de nombre d’abonnés, de churn comme de bénéfices. Les augmentations successives du prix n’ont pas fait fuir les abonnés qui montrent ainsi une excellente satisfaction au regard du service rendu. Et Netflix est avant tout une offre de séries, dont la qualité globale est au contraire considérée comme du meilleur niveau. Par ailleurs il serait naïf d’imaginer que les équipes de Netflix sont indifférentes à la qualité des films, elles font probablement de leur mieux et n’ont pas de problème aigu de budget. Mais sans doute ne sont-elles pas assez nombreuses pour suivre efficacement la production de 160 films par an.

Le Wall Street Journal posait en juin dernier la question : Hollywood produit désormais plus de films que jamais. Est-ce une bonne chose ? Et répondait par la négative avec le tableau suivant ;

Où l’on voit que les films Netflix (ici seuls les films tournés en anglais) ont à la fois une plus mauvaise note chez les critiques mais aussi chez les spectateurs. Le problème n’est donc pas propre aux films produits en France.

4 : Le cinéma en régime de plateforme, un nouveau modèle : le trou noir

Dans l’ancien monde, celui des salles et des télévisions, payantes et gratuites, la qualité des films, en tout cas leur qualité perçue, était essentielle et cette perception durait longtemps. Dans le nouveau monde c’est l’inverse : la qualité n’est pas importante et de toute façon le souvenir du film ne dure pas.

Dans le modèle traditionnel français le succès d’un film passe par une série de filtres : son accueil critique, éventuellement son succès dans un festival, ses entrées en salles, la vente de vidéo (quand ça comptait), l’audience sur les grandes chaînes, enfin sa seconde carrière dans des plus petites chaînes, voire son retour sur de grandes chaînes. A chaque étape, des opérateurs spécialisés sont liés au succès du film et y trouvent un intérêt. Et par ailleurs ce processus s’étale sur plusieurs années. Le rapport Bonnell de 2014 montrait que la carrière économique d’un film s’étalait en général sur plus de quatre ans, comme sa carrière critique d’ailleurs. La présence de ces filtres multiples est anticipée par l’ensemble des équipes artistiques et financières. La plupart du temps, mais pas toujours, les entrées en salles sont déterminantes, elles-mêmes en partie fonction de l’accueil critique, mais les exceptions sont suffisamment nombreuses pour être elles aussi anticipées, voire calculées. Par exemple des comédies mal accueillies et en échec relatif en salles peuvent cependant faire de belles carrières à la télévision en clair.

Rien de tel dans le monde des plateformes comme Netflix ou Amazon. D’abord, dans l’immense majorité des cas, il n’y pas de critique préalable à la mise en ligne. Le film apparait pour ainsi dire tout nu devant ses spectateurs. Ensuite son espace-temps se fige : le film va rester là, sur la plateforme, sans jamais en sortir, disponible mais de plus en plus ignoré des algorithmes de recommandation et des interfaces. Il n’y a qu’un seul filtre, celui du contrat initial de production. Après vient une espèce d’apesanteur, le dialogue entre le réalisateur et son producteur étant réduit à la disponibilité de ce dernier, qui suit souvent trop de films. Et si le film est susceptible d’obtenir une reconnaissance critique, il est d’emblée conçu comme un argument marketing devant durer un mois ou deux autour de sa date de mise en ligne. Dans ce modèle la notion même de succès ou d’échec d’un film disparait.

L’article déjà cité du Wall Street Journal comportait également le graphique suivant, montrant que si plus de 40% des films Disney font encore parler d’eux cinq mois après leur sortie, ce n’est le cas d’aucun film Netflix :

Conclusion :

D’un triple point de vue, commercial, sociologique et financier, les plateformes ont gagné. Elles ont gagné leur place, et il faut saluer qu’en France elles entrent, tant bien que mal, dans le système réglementaire national (c’est fait pour la production audiovisuelle, mais il y a encore quelques étapes pour le cinéma). Elles apportent un renouveau du public, notamment jeune, et beaucoup d’argent. Elles donnent aux films une audience internationale bien plus efficace que l’ancien système de distribution. Elles vont le faire pendant longtemps. Mais au passage, pour le cinéma il se passe autre chose qu’un simple prolongement des anciens modes de production et de diffusion des films. Netflix n’est pas Canal+ en délinéarisé. Canal+ est un élément solidaire d’un système, c’est l’un des filtres par lesquels passent les films de cinéma, après la salle et avant de passer la main à d’autres formes de mises en valeur, la vidéo, les télés en clair, le streaming. Les films survivent à ces passages successifs dans ces filtres organisés en séquence. Par contre dans le nouveau modèle, les films disparaissent dans un trou noir, économiquement mais aussi affectivement, après leur première mise en ligne. S’ils survivent c’est dans la cage des algorithmes de leurs propriétaires.

Alain Le Diberder

Annexe : les notes critiques de 56 films coproduits par les filiales cinéma de TF1 et France 2 (Films sortis de 2019 à 2021 pour TF1, en 2020 et 2021 pour France 2)

  ImdbAllociné notes des spectateurs
BarbaqueTF173,7
LuiTF14,91,8
AlineTF16,94
Pourris gâtésTF162,9
Un tour chez ma filleTF15,22,7
Mon cousinTF15,32,4
Belle-filleTF15,32,6
Le prince oubliéTF15,32,4
Ducobu3TF14,31,9
Le LionTF15,41,8
Une belle équipeTF15,32,6
Rendez-vous chez les MalawasTF14,31,4
Hors normesTF17,44,3
AnnaTF16,73,3
C’est quoi ce Papy?TF15,32,4
C’est quoi cette Mamie?TF14,82,5
Ni une ni deuxTF15,62,6
Just a gigoloTF15,52,2
ChamboultoutTF163
Jusqu’ici tout va bienTF15,93,3
All inclusiveTF13,21,1
Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu?TF16,12,8
SupremesF26,43,8
De son vivantF26,34,1
Les magnétiquesF26,73,7
A good manF26,53
Tout nous souritF25,93,1
L’homme de la caveF25,72,8
L’origine du mondeF26,33
Boite noireF27,44,2
Bac NordF26,94,3
Les fantasmesF262,2
C’est la vieF26,23,5
Mystère à Saint-TropezF24,91,7
BenedettaF26,73,1
Le sens de la familleF262,7
Le discoursF26,43,5
Chacun chez soiF24,11,8
Envole-moiF263,6
MissF26,53,6
Adieu les consF26,84
J’irai mourir dans les CarpatesF26,13,7
PoliceF25,32,2
Petit paysF26,73,9
T’as pécho?F251,7
Papy sitterF25,22,5
De GaulleF263,2
#jesuislàF25,92,4
Notre-Dame du NilF23,73
Cuban NetworkF25,92,9
Les traducteursF26,53,4
Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque partF25,83
Qu’un sang impur…F26,12,8
SelfieF25,72,3
Un vrai bonhommeF25,93,9
PlayF27,14
    
Moyenne 5,832,93
sources: CBO-Box Office, IMDB, Allociné
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3 réflexions au sujet de “La disparition : le triste destin des films de plateforme”

  1. Excellente et utile analyse documentée. Répondant a bien des questions que l’on se posait. Ou de ce que l’on soupçonnait. Meilleure exposition internationale sur les plateformes. Mais durée de vie courte. Suspendue à un algorythme. Un film chassant l’autre. A quoi il faut ajouter l’absence d’existence voire la disparition des auteurs du film – puisqu’aucune sortie véritable, et peu de presse, relayé l’oauvre ni ne la précède.

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