Les box doivent-elles payer pour les chaînes ?

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A la rentrée 2019, le conflit entre les chaines du groupe Altice et Free, puis Orange, s’est soldé par une victoire des deux derniers. L’affaire a souvent été présentée comme un combat (de coq ?) entre personnalités, Alain Weil contre Xavier Niel, puis Stéphane Richard. Mais c’est un peu dommage car il s’agit au contraire d’un conflit structurel, d’avant-garde, tapi au cœur du nouveau système audiovisuel, et qui est loin d’être réglé. Il s’agit surtout d’un problème très compliqué, sans doute le plus compliqué de tout le secteur. Si l’économie de l’audiovisuel était un sport de combat asiatique, notre affaire relèverait de la ceinture noire 9ème dan.

1: Les chaînes ne sont pas toutes dans la même situation face aux distributeurs

  • Il y a principalement trois cas :
  • Les chaînes payantes présentent le cas le plus simple. Dans ce cas il y a partage du revenu, le distributeur étant rémunéré en fonction du chiffre d’affaires de la chaîne. Quand on rentre dans le détail, ce « en fonction » peut se traduire par différentes modalités qui vont d’un fixe avec des paliers jusqu’à un strict pourcentage. Mais il n’y a pas de conflit sur le principe : l’activité de ces chaînes est une source de revenus pour le distributeur et en aucun cas une charge.
  • Le cas le plus épineux est celui des chaînes bénéficiaires du « must carry » (obligation de transmettre). Le must carry relève en France d’une loi de 2004 complètant la loi de 1986 qui avait été conçue pour le câble et le satellite. En gros les câblo-opérateurs étaient obligés de reprendre toutes les chaines hertziennes plus TV5 et les chaînes parlementaires. Mais l’avis du Sénat sur cette question remarquait : …si la loi et son décret d’application ne précisent pas les modalités financières de ces reprises, tant de la part des éditeurs de chaîne (compensation éventuelle des coûts de reprise) que des distributeurs (versement éventuel d’une redevance aux éditeurs), dans la pratique, ces reprises s’effectuent gratuitement. Oui mais voilà, c’est précisément ce qui ne va plus aujourd’hui. La question du must carry est pleine de replis et de sous-questions génératrices de conflits, comme par exemple de savoir ce qu’est aujourd’hui une “chaîne”: uniquement son signal linéaire nu ou également son replay, ou son canal éventuel HbbTV? D’autre part un long feuilleton a opposé France Télévisions à la société Playmedia qui avait constitué un bouquet de chaines en OTT et reprenait les chaînes publiques en s’appuyant sur les dispositions de la loi de 1986 et celle de 2004, mais sans avoir signé de contrat avec France Télévisions. Qui l’avait alors assignée pour contrefaçon. Le CSA avait fini par trancher en faveur de Playmedia, en considérant que les chaînes publiques ne pouvaient pas s’opposer à leur reprise, au contraire rendue obligatoire par la loi. Mais au mois de juillet dernier le Conseil d’Etat, en s’appuyant sur le droit européen (pour faire court) a donné raison in fine à France Télévisions. Cela signifie qu’un distributeur ne peut pas reprendre une chaîne sans avoir conclu un contrat avec elle. Tout en étant en principe obligé de la reprendre. Un peu contradictoire, en tout cas pas simple. Mais compliquons encore un peu en passant au niveau européen. La directive « service universel » de 2002 a traité dans son article 31 de la notion de must carry, mais dans une conception très vague qui pose quelques problèmes aujourd’hui : d’une part le must carry s’applique aux chaînes servant « l’intérêt général », notion évidemment sujette à de multiples interprétations, et d’autre part elle ne s’applique pas aux distributeurs n’ayant pas « un nombre significatif d’utilisateurs ».  Le résultat ? Une pagaille invraisemblable en Europe. L’Observatoire Européen de l’Audiovisuel se penche régulièrement sur la question. Il en ressort qu’il y a autant de régimes que d’Etat-membres ou presque, situation qui fait la fortune de certains cabinets d’avocats tant les contentieux sont nombreux. Par exemple en Allemagne un long conflit a opposé depuis 2008 les câblo-opérateurs aux chaînes publiques sur la question de savoir quelles étaient les conséquences financières du must carry : quoi doit payer qui ? Le résultat a été une défaite en rase campagne des chaînes publiques qui doivent finalement payer les cablos. Donc l’inverse de ce que demandent les chaînes françaises. Et ce n’est pas une petite somme : l’ARD et la ZDF ont versé 100 millions d’euros pour Vodafone (leader du marché du câble en Allemagne) et 31 millions pour Unitymedia rien que pour l’ARD. Ces sommes représentent le règlement d’un conflit portant sur une dizaine d’années et non un versement annuel récurrent. Cependant l’affaire n’est pas close et des rebondissements sont probables.
  • Enfin le troisième cas est celui de chaînes gratuites mais non concernées par le must carry. Ce sont généralement de petites chaînes thématiques ou des chaines étrangères. Les bouquets des distributeurs en proposent un grand nombre. Soit le distributeur est allé les chercher pour constituer un bouquet attractif, et dans ce cas il lui arrive de les rémunérer (en général sur la base de son nombre d’abonnés), soit au contraire c’est la chaîne qui souhaite être distribuée sans que le distributeur l’ait demandé et dans ce cas elle paie des coûts de transmission, notamment dans le cas des bouquets par satellite.

2: Le nœud gordien français

Il n’y a donc (heureusement) pas de question plus compliquée dans tout le système. Si l’on revient en France, l’argumentation des FAI parait à première vue simple et solide : les chaînes de la TNT sont accessibles gratuitement dans le réseau hertzien et les box ne font que prolonger leur disponibilité en simplifiant leur accès pour les clients qui ont relié leur box à leur téléviseur. Les FAI rendent donc un service aux chaînes gratuites en démultipliant leur mode d’accès. Un abonné peut toujours recevoir les chaînes par son antenne classique. Et après tout ces chaînes titulaires du privilège d’émettre en hertzien acceptent bien de payer entre 5 et 10 millions d’euros par an la location de leur réseau d’émetteurs à TDF (entre autres), pourquoi voudraient-elles au contraire être payées pour cet autre mode de distribution ?

Mais là où l’argumentaire des FAI présente une faille c’est quand on remarque qu’ils acceptent cependant de rémunérer les grandes chaînes, ou du moins les deux gros groupes TF1 et M6, mais pas les « petites » BFMTV et RMC Découverte. On s’aventure sur un terrain déjà plus compliqué : la disparition momentanée de BFMTV sur Free semble lui avoir fait perdre, provisoirement, 15% d’audience, et plus à venir encore si elle était sortie d’Orange. Du coup les FAI auraient même pu au contraire demander à BFMTV une part de ses recettes publicitaires additionnelles obtenues grâce à sa présence sur les box. Mais quand il s’agit des groupes TF1 et M6 (à eux deux plus de 40% de l’audience) le rapport de forces s’inverse : l’intérêt de l’offre de télévision des box diminuerait très fortement en l’absence des chaînes les plus regardées. Et les FAI acceptent bien de payer puisque que TF1 affirme en retirer plus de 60 millions d’euros par an. La question est alors de savoir comment ce rapport de forces va évoluer ? Que se passerait-il par exemple si les chaînes se groupaient pour discuter avec les FAI au lieu d’y aller en ordre dispersé ? A long terme il ne s’agit pas d’argent de poche. Aux Etats-Unis CBS par exemple retire en 2018 près du quart de ses recettes télévisuelles des reversements des distributeurs.

Mais ce qui est clair aux Etats-Unis demeure particulièrement confus en  France qui présente  en outre trois particularités nationales :

  • Le sujet concerne deux organismes de régulation différents : les FAI relèvent de l’Arcep, les chaînes du CSA.
  • Deux des FAI, Bouygues et SFR, sont également éditeurs de chaînes et se retrouvent donc des deux côtés de la barrière. Cela ne simplifie pas les calculs économiques : les millions gagnés éventuellement ici en obtenant une rémunération de ses propres chaînes, ne vont-ils pas être engloutis là par le fait de devoir aussi rémunérer toutes les autres? Il y a là une belle équation à deux inconnues, X, la part de marché du FAI et Y, celle de ses chaînes, pour déterminer les couples (X,Y) qui rendent rentable de demander la rémunération des chaînes. Il est probable que Nicolas Curien au CSA l’a déjà formalisée. Mais disons pour simplifier que quand on est un relativement petit FAI et un gros éditeur de chaînes on a intérêt à demander la rémunération de ses chaînes. C’est le cas du groupe Bouygues. En revanche un relativement gros FAI qui édite de relativement petites chaînes comme Altice n’y a pas forcément intérêt. Mais ce n’est pas le seul facteur, car la rentabilité des deux activités n’est pas la même. Pour le groupe Bouygues l’activité télécoms a présenté un bénéfice de 431 millions d’euros en 2018, et le groupe TF1 de 196 millions, deux fois moindre donc. C’est bien compliqué, mais ce qu’il faut retenir c’est que sur cette question les deux blocs, distributeurs et éditeurs, ne sont ni l’un ni l’autre homogènes.
  • Troisième spécialité française : le succès des box tripleplay, une exception dans le monde, rend le problème plus complexe qu’il ne l’est ailleurs. Dans la plupart des autres pays les entreprises de distribution audiovisuelle, par câble ou par satellite, sont spécifiques au secteur et régulés en tant que telles, même si les cablos ont désormais aussi une activité de fourniture d’accès. Dans de nombreux marchés cette dernière activité, même si elle peut  passer par le même boitier, est soigneusement séparée de l’activité audiovisuelle, et fait notamment l’objet d’une facturation à part. Pas en France, où les fournisseurs d’accès à Internet sont en quelque sorte par surprise devenu aussi les premiers distributeurs audiovisuels (21 millions de foyers abonnés d’après l’ARCEP). La fusion de Numéricable et de SFR en 2014 n’ayant pas simplifié les choses.

Il existe donc un véritable nœud gordien au cœur du système audiovisuel où les logiques techniques, financières, commerciales et juridiques s’enchevêtrent de façon originale. Sera-t-il tranché par un Alexandre le Grand ? Ou plus probablement par une firme californienne ?

En attendant, on campe sur une fiction utile, l’idée que les FAI rémunèrent principalement les services additionnels au flux linéaire lui-même : le replay, le retour au début (start over), un jour peut-être les versions des programmes en 4K.  Mais il s’agit probablement d’un compromis bancal et provisoire. Déjà les FAI ont précisé que cette rémunération ne serait légitime que si ces services ont une audience suffisante, ce qui revient à déplacer le problème pour les « petites » chaînes. D’autre part ces services ne sont pas si nouveaux et tendent à être également disponibles hors des box, en HBBTV par exemple ou en OTT.

3: ça ne va pas se simplifier, sauf si…

Pour ne rien arranger, deux mouvements de sens inverse vont accroitre encore la complexité du problème. Le premier est plutôt favorable aux éditeurs de chaînes : les distributeurs « physiques », les FAI, commencent à être concurrencés, pour l’accès à des bouquets de chaînes, par des distributeurs virtuels, comme Molotov, MyCanal, demain peut-être aussi Apple TV+ ou Amazon Channels.  Pour les consommateurs la meilleure solution étant toujours la plus simple, seules celles qui proposeront toutes les chaînes l’emporteront. Dans ce contexte un distributeur pourra de moins en moins se permettre de ne pas avoir signé d’accord avec une chaîne de la TNT. C’est évident pour les grandes mais ça finira par l’être aussi pour les petites.

En revanche, le développement de la publicité télévisuelle « ciblée » prochainement autorisée va accroître le pouvoir de négociation des distributeurs face aux chaînes commerciales puisque cette forme de publicité passera principalement par les box, moins facilement par les services OTT et encore moins facilement par le réseau hertzien. La question de l’accès aux données des opérateurs ou du partage de ces données va être particulièrement épineuse.

Au total, on peut toujours se dire que le marché tranchera et qu’il faut laisser faire le jeu des contrats. Mais une clarification des règles serait bénéfique aux opérateurs eux-mêmes, au moins pour les questions suivantes :

  • Un distributeur peut-il être également éditeur ? Et si oui, comment assurer une équité de traitement entre les éditeurs ?
  • L’activité de fournisseur d’accès à Internet doit-elle être clairement séparée de celle de distributeur de services audiovisuels ? Si la réponse est non, ne faut-il pas revoir alors les attributions respectives du CSA et de l’ARCEP ?
  • Les distributeurs physiques et OTT doivent-ils avoir des statuts différents ?

Pour qui n’a pas été découragé(e) par la complexité de la question, on doit recommander la lecture de l’article du CSA Lab Le distributeur de services audiovisuels à l’ère numérique : statut juridique et activité économique Ce remarquable document se termine par sept questions auxquelles on pourrait rêver qu’une future loi sur l’audiovisuel apporte une réponse.

Alain LE DIBERDER

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