Le retour du capitaine Cyber

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Le préfixe cyber est un vieux de la vieille, un bourlingueur à la peau dure. Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix il se la pétait, il était synonyme de modernité, recouvrant l’ensemble du domaine qu’on appelle aujourd’hui le numérique ou, déjà plus, les nouvelles technologies. Hélas, cette gloire a fait naufrage au large du cap de l’an 2000, peut-être coulée par le flop du bug du même nom, peut-être engloutie dans l’éclatement de la bulle internet. Alors, enseveli dans les abysses du lexique, le vieux capitaine cyber ? Et bien non, car on ne se débarrasse pas comme ça d’un mot de cette trempe.

C’est en effet une très vielle branche, ou plus exactement une vielle racine. Cyber provient en droite ligne de kubernos, mot grec qui a donné gouvernail, mais aussi gouvernement, gouverne, gouverneur. En 1831, en France, André-Marie Ampère (considéré par Maxwell comme le Newton de l’électricité, et qui avait lu l’Encyclopédie à l’âge de 14 ans) créa le mot cybernétique pour désigner “la science du gouvernement des hommes”. Le mot n’a absolument pas marché, écrasé par “science politique”, ou plus souvent par “politique” tout court. Mais en 1948, dans “Cybernetics or control and communication in the animal and the machine” (La Cybernétique, contrôle et communication chez l’animal et la machine, publié à Paris, mais en anglais), Norbert Wiener, mathématicien appartenant au groupe qui a inventé l’ordinateur, donna à cybernétique un sens proche de celui d’informatique (computer science aux Etats-Unis). Mais après un très grand succès qui culmina à la fin des années soixante, la cybernétique de Wiener, comme celle d’Ampère un siècle auparavant, connut un déclin prononcé au cours des années soixante-dix, malgré son usage par Salvador Dali.

Salvador Dali Odalisque Cybernétique 1978


Petite curiosité lexicale, au beau milieu du déclin, dans la période 1977-1982, le mot cybernétique prit fugitivement le sens de “science des systèmes complexes”. Ainsi, Henri Atlan en 1979, dans le classique “Entre le cristal et la fumée” (Le Seuil) évoque au sujet de la cybernétique “l’idée de machine et celle d’organisation. Les notions de contrôle, de feedback…” (page 21 de l’édition de poche). 
Alors William Gibson vint. La science-fiction, depuis les années cinquante avait baptisé cyborg, contraction de cybernétique et d’organisme, un être mi-humain mi-machine: Robocop, ou plus simplement une actrice avec des seins en silicone et un pacemaker. Mais Gibson va doper la racine cyber en l’utilisant en 1980 dans une nouvelle, puis dans son roman “Neuromancer” (1984). Il désigne par “cyberspace” l’espace fictif constitué par les réseaux de type Internet. Le mot sera reconnu par le Petit Larousse Illustré dans l’édition 1998 sous la traduction “cyberespace”. Un mouvement littéraire, l’école dite “cyberpunk”, va prospérer ensuite pendant une dizaine d’années avant de s’éteindre au milieu des années quatre-vingt dix.



Cyber a donc d’abord évoqué le gouvernement et le contrôle, puis l’ordinateur et le système, enfin les réseaux. Dès 1993, l’hebdomadaire Newsweek crée une rubrique “cyberscope” pour présenter les nouvelles qui ont trait à la micro, à Internet et en général aux applications grand public du microprocesseur. Les cybercafés permettent un accès à Internet à ceux qui ne l’ont pas encore chez eux. Et voici comment, du grec à l’informatique, de la politique à la SF, des systèmes complexes aux sites web, cette vieille racine a pu, un temps, être synonyme de modernité dans la dernière décennie du millénaire. A Canal+ de la bonne époque, les émissions Cyberflash, Cyberculture ou la Nuit Cyber étaient dans l’air du temps. Mais la mode est passée. Dans les années 2010 on dit « le numérique ».

Pourtant cyber n’est pas mort. Il est simplement passé du côté obscur de la Force. Car la racine subsiste bien pour désigner tout ce qui ne va pas, inquiète, menace dans, justement, le numérique. Cyberharcèlement, cybercriminalité, cyberterrorisme, cybersécurité, tout cela se dit de plus en plus à la fin des années 10. Voici sur N-Gram Viewer, la courbe d’évolution de la fréquence du mot cyber tout court et de cyber-criminalité jusqu’en 2008 :

« Vous ne voulez plus de moi pour désigner l’ensemble de la modernité ? Très bien ! Alors je reviens pour en recouvrir les pires aspects ». Sacré capitaine cyber !

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