L’audience de la télévision : et si on la mesurait autrement ?

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Depuis plus de cinquante ans l’audience de la télévision est décrite toujours avec les deux mêmes notions, le share et le rating, soit la part d’audience et le nombre moyen de téléspectateurs. La montée en puissance de Netflix et de YouTube, en passe de devenir les leaders du temps passé devant les écrans doit être l’occasion de dépoussiérer ces concepts.

1 : Les quatre défauts de la part d’audience.

« Un mois de janvier très compliqué pour TF1. Pour la première fois de son histoire, hors période estivale, la Une est passée sous le cap des 20% de parts d’audience en pleine saison. » Pure Medias janvier 2017.

La part d’audience est considérée comme le thermomètre de la bonne santé d’une chaîne de télévision. Pas tant pour le grand public, qui à vrai dire s’en fiche totalement, mais plutôt pour les actionnaires, les autorités de tutelle pour les chaînes publiques et surtout pour les journalistes. Les pourfendeurs de la « dictature de l’audimat », expression qui a survécu à la disparition du fameux audimat en 1989, ont pour ennemie la recherche de la pda (part d’audience) pour chaque « case » de la « grille », pda que les femmes et hommes de marketing chérissent au contraire et protègent contre les assauts élitistes des cultureux et autres intellos.

Le problème est que cette notion, qui avait déjà bien des défauts dans les années quatre-vingt, en a aujourd’hui un quatrième. Commençons par les « vieux » défauts.

  • C’est une notion incroyablement abstraite. Quand on dit qu’un film a « fait » deux millions d’entrées, ou qu’un livre s’est vendu à 300.000 exemplaires, tout le monde voit bien de quoi on parle. Par contre «TF1 passe sous le cap des 20% » ne devrait normalement pas dire grand-chose à un non-statisticien. Or c’est quand on croit comprendre qu’on fait généralement une grosse erreur.  En effet une pda c’est une fraction d’un volume d’écoute. C’est un pourcentage d’heures X téléspectateurs. Et la notion de volume d’écoute n’a aucune réalité physique, c’est un artefact statistique. Ce n’est pas grave, et par bien des côtés c’est une notion bien pratique, mais il n’est pas certain que même ceux qui l’utilisent soient bien conscients de ce qu’elle recouvre. On trouvera par exemple de très nombreux articles et déclarations de politiques parlant de l’âge moyen du téléspectateur de telle ou telle chaine. Généralement pour déplorer qu’il soit trop élevé. Mais c’est un contresens : les chiffres qu’ils citent sont ceux de l’âge moyen de l’audience de ces chaînes, pas de leur public. Or le volume d’écoute c’est le produit du public par sa durée d’écoute. Mais les personnes âgées ayant une durée d’écoute quatre fois plus forte que celle par exemple des moins de vingt ans, elles comptent quatre fois plus dans le volume d’écoute que dans le public.  En d’autres termes si on entend par public une liste d’individus, indépendamment a priori de leur durée d’écoute, l’âge moyen de cette liste d’individus sera plus faible que l’âge moyen de l’audience globale engendrée par ce public. Tout cela vous semble être de la coupure de cheveux en quatre ? Alors prenons le problème au niveau de la télévision dans son ensemble. Le public de la télévision, c’est tout le monde, ou à peu près. Donc l’âge moyen du public de la télé c’est l’âge moyen des Français, soit 41,7 ans en 2019. Pourtant on lit le plus souvent des phrases comme celle-ci:
    Toutes chaînes confondues, le téléspectateur moyen est âgé de 50,7 ans. En fait non, 50,7 ans c’est l’âge de l’audience, pas celle du public, le fameux “téléspectateur moyen”, lui, il a dix ans de moins. On pourrait également penser à ce qu’une chaîne publique devrait faire pour obéir à un ministre qui voudrait qu’elle rajeunisse son public (hypothèse purement imaginaire). Si elle est bonne élève elle va essayer de faire venir des jeunes qui auparavant ne la regardaient pas, donc élargir son public. Si possible en conservant ses vieux. Mais il y a une autre méthode, plus sûre et ayant les mêmes résultats statistiques de « rajeunissement » de la chaîne : faire baisser la durée d’écoute de son public le plus âgé, sans rien toucher à la structure de son public.
  • C’est une notion à géométrie variable. En France, la plupart du temps sont communiquées et commentées les parts d’audience pour toute la population (de plus de 4 ans). Cependant les chaînes privées préfèrent parler de leur part d’audience dans leur cible de référence, soit les FRDA-50. Sous ce joli terme se cachent les femmes responsables des achats de moins de 50 ans, celles qu’on appelait avant “ménagères de moins de 50 ans”, ce qui était un peu cru. Ainsi dans les documents de M6: en 2018 la pda globale du groupe M6 (M6, W9, 6ter) passait ainsi de 13,4 % pour l’ensemble des 4 ans et plus à 21,1%  de la « cible commerciale ». Sous-entendu, si vous avez plus de 50 ans vous êtes hors-cible et votre audience ne compte pas.

Extrait du rapport d’activité de M6

En Allemagne c’est plus net encore puisqu’à partir de la même source de mesure d’audience, l’institut GfK, on trouvera des communiqués selon lesquels la chaîne la plus regardée est la chaîne publique ZDF avec plus de 12% de pda ou bien d’autres dans lesquels le leader est RTL avec 11%, la ZDF n’en ayant que 7. La différence est bien entendu que les chaînes commerciales ne considèrent pas les plus de 50 ans comme ayant un intérêt suffisant pour qu’on mesure leur audience, alors que les chaînes publiques préfèrent les données qui portent sur tout le monde. Si l’on ajoute que l’on peut calculer la part d’audience pour une émission précise, pour une tranche horaire, pour une semaine, un mois, pour une année, une cible, une combinaison de ces critères, on voit que cette notion pas si simple à comprendre a en outre tendance à proliférer et engendrer un véritable brouillard statistique. Un exemple frappant le lundi 18 févruer 2019 à propos des audiences de la veille: “Du côté des autres chaînes, Arte domine avec la comédie dramatique française en rediffusion “La Cérémonie”. Ce long métrage de Claude Chabrol avec Isabelle HuppertSandrine Bonnaire et Jean-Pierre Cassel a convaincu 1,50 million de téléspectateurs, soit 6,3% du public et 0,7% des FRDA-50.” (Puremedias). Un même film, une même chaîne, un même soir, mais deux pda qui varient d’un facteur neuf! Arte doit-elle se réjouir de ce 6,3 qui cache sans doute une pda de plus de 10% chez les plus de 50 ans, ou bien de s’inquiéter de ce 0,7% qui trahit une audience sans doute infime chez les moins de 40 ans?

  • Une notion peu adaptée aux chaînes publiques, mais qui finalement y trouvent leur compte discrètement. La mission de service public est mieux mesurée par l’audience en cumulée (reach dans les pays anglo-saxons) c’est-à-dire le nombre de citoyens (ou le pourcentage) qui regardent la chaîne au moins un certain temps (un quart d’heure par exemple) dans un intervalle de temps donné, la semaine, le mois, l’année. La BBC, dans sa grande sagesse, et une longue expérience des polémiques au sujet de ses missions, ne communique que là-dessus. On cherchera en vain la notion de pda dans le rapport annuel de la BBC, alors qu’elle figure en tête de celui de France Télévisions. La part du volume d’audience étant très sensible à la durée d’audience individuelle des très gros téléspectateurs, le « vote » que représente l’audience est une forme de suffrage inégal dans lequel la voix de certains (plutôt les vieux) pèse quatre fois plus que celle d’autres (les jeunes notamment). Le reach, ou audience en cumulée, est plus proche d’un vrai suffrage universel ou une tête compte pour une voix. Pourtant de nombreux dirigeants de chaînes publiques en Europe tiennent à montrer leurs muscles en acceptant de se comparer aux chaînes commerciales avec la concurrence des pda. En France certains COMs (Contrats d’Objectifs et de Moyens, passés entre les chaînes et l’Etat) comportent même une clause prévoyant une prime pour le personnel si un objectif d’audience en pda est atteint. Mais est-ce si courageux que cela ? En fait non, c’est même plutôt habile. En effet d’une part des objectifs en termes de reach seraient beaucoup plus difficiles à atteindre dans un contexte où une part croissante de la population se détourne des chaînes classiques. Et d’autre part, c’est moins dit, comme ce sont les plus jeunes qui partent le plus et que les chaînes publiques ont une audience plutôt âgée, il y a un glissement automatique de la démographie de la télévision qui fait mécaniquement augmenter leur pda. Il n’est pas certain que les tutelles publiques soient toujours conscientes de ce biais de l’instrument de mesure des performances des chaînes publiques.
  • Une bonne mesure de la concurrence mais dans une mauvaise définition du marché. L’intérêt principal de la notion de pda est en revanche d’être un bon outil au service de la programmation concurrentielle des chaînes linéaires. En ce sens elle reste indispensable comme instrument de pilotage. On a beau souligner l’essor des modes de consommation non-linéaires de la télévision, qui s’affranchissent donc des contraintes et des propositions des programmateurs, la consommation linéaire restera longtemps majoritaire et rien n’autorise à penser d’ailleurs que l’on peut  programmer n’importe comment les nouvelles offres. Il y a pourtant un problème, celui de la conception du marché au sein duquel s’exerce cette concurrence. En 2018, selon Médiamétrie, la télévision, y compris sa consommation non-linéaire et sur les autres écrans que les téléviseurs ne pesait plus que 86% du volume d’audience global. Les 14% autres % vont sur YouTube, Dailymotion ou les services de svod. Cela signifie par exemple que les 27,6% de pda du groupe de TF1 ne sont en réalité que 27,6 * 0,86 = 23,4% de véritable part d’audience. Il y a désormais toutes les raisons d’élargir le champ de référence de la notion de pda à l’ensemble de l’actuel véritable marché de la télévision. Car YouTube ou Netflix sont de la télévision.

Le tableau suivant montre, pour les années 2016 à 2018, ce que donneraient ces pda recalculées pour les groupes, avec un scénario d’évolution à l’horizon 2025 en supposant figées les pda entre groupes.

Correction des pda en tenant compte du poids des offres purement numériques

Exemple de lecture: en 2018 la part d’audience de France Télévisions était de 28,4% de l’audience des chaînes de télévision, mais seulement de 24,4% de l’audience de la télévision sous toutes ses formes. Dit autrement, France Télévisions fait 28,4 si on compte pour zéro YouTube et Netflix. Mais est-il sérieux de compter pour zéro son principal concurrent?

  • Les données jusqu’en 2018 sont certaines et issues des bilans de Médiamétrie. On voit que, dès 2018, les six groupes de télévision « classique » ne représentaient que 86% de l’audience des chaînes de télévision mais seulement 72% du total de la consommation de vidéo, compte tenu du fait que 14% du temps passé devant les écrans l’était devant des services comme YouTube ou Netflix. Il s’agit des données pour l’ensemble de la population pour les 4 ans et plus. La différence serait encore plus marquée pour les moins de 24 ans, pour lesquels les chaînes de télévisions classiques sont déjà minoritaires. Si l’on fait l’hypothèse que le poids des nouveaux services vidéo va croître comme il le fait dans les pays comme les Etats-Unis ou l’Europe du Nord, on voit qu’ils vont dépasser la pda du premier groupe traditionnel dès 2020. Il n’est pas impossible qu’un jour YouTube soit la première chaîne.
  • Il est donc urgent d’adopter une notion de pda élargie à l’ensemble du marché. Et si l’on voulait planter un dernier clou sur le cercueil de la part de marché « à l’ancienne », il suffit de regarder les marchés boursiers : à l’hiver 2018-2019, les 13,3% de pda du groupe M6 valaient en bourse 1,686 milliard d’euros (au 11 février) mais les 27,6% de TF1 (donc plus du double) n’en valaient que 1,346 milliards. Or s’il y a bien pour une chaîne commerciale cotée en bourse un principe de réalité supérieur à celui de l’audience, c’est bien celui de la valorisation sur le marché, lequel visiblement prend les pda avec des pincettes.

2 : L’audience en valeur absolue: du bon et du moins bon pour la télévision

La seconde notion clé de la mesure d’audience est celle de rating ou audience tout court. Pour une émission donnée elle est mesurée en nombre de téléspectateurs (par exemple : le match France -Allemagne a rassemblé 7,1 millions de Français) et on peut penser qu’ainsi on retombe sur nos pieds sur un terrain solide. Mais en fait pas tout-à-fait, car c’est un nombre faussement simple. En petit caractère dans les communiqués il y avait peut-être écrit : 7,1 millions de téléspectateurs en moyenne. Et ce en moyenne va créer bien de problèmes de comparaison entre la télévision et ses nouveaux concurrents numériques. Le dessin suivant illustre ce qui se passe quand on mesure l’audience d’une émission en particulier :

L’axe horizontal c’est le temps et l’axe vertical le nombre de téléspectateurs. Le trait rouge avec une double bosse montre l’audience instantanée de l’émission. En réalité, plus on zoome sur cette courbe plus elle est irrégulière, car des centaines et parfois des milliers de téléspectateurs entrent et sortent de l’émission à chaque instant. La courbe rouge est elle-même déjà une moyenne, mais si on fait la moyenne de cette moyenne, le trait vert en pointillés, on va obtenir l’audience moyenne (AM), celle qui sera communiquée comme le score de l’émission. Ce trait vert détermine un rectangle qui aura la même surface que celle comprise sous la courbe rouge. Cette surface, ou si l’on préfère l’intégrale de la fonction est un volume d‘audience, une durée multipliée par un nombre de téléspectateurs, celle qui va servir à calculer la pda. On voit bien que cette audience moyenne est un résumé très grossier de ce qui s’est passé pendant l’émission. Avant, au bon vieux temps de l’analogique, on pouvait s’en contenter, mais aujourd’hui cette perte d’information rend impossible la comparaison entre la télévision et ses nouveaux rivaux. Il faut donc aller à la pêche et creuser un peu plus les données. La première idée est de se demander combien de personne ont au moins vu 5 minutes de l’émission, en quelque sorte son cumul de spectateurs, même si certains sont restés très peu de temps. C’est la courbe bleue du haut. On remarque tout de suite que ce nombre va être beaucoup plus élevé que l’audience moyenne. Par exemple sur Arte en 2016, la case du film de cinéma du dimanche soir avait une audience moyenne de 911000 spectateurs en France, mais 1,6 millions de personnes en avaient vu au moins cinq minutes à chaque fois. Selon les émissions, leur durée, leur genre et l‘heure où elles passent, l’audience en cumulé, AC, varie entre deux fois et 1,3 fois le chiffre AM, l’audience moyenne. On pourrait dire que c’est tricher que de compter des gens qui n’ont fait que passer pendant cinq minutes. Oui mais c’est exactement ce que font Google, Facebook ou YouTube. Une « vidéo vue » sur YouTube peut ne durer que 10 secondes, 3 sur Facebook. Si YouTube devait communiquer l’audience moyenne, un jour donné, à un moment donné, d’une de ses vidéos-phares le chiffre paraîtrait ridiculement bas par rapport à n’importe quelle émission de télé.

Si en revanche on veut comparer l’audience d’un film de cinéma à la télévision avec son succès en salle ou ses ventes en DVD ou en VOD, il va se passer un phénomène de sens inverse. Les données d’audience télé doivent être dégonflées. Sur le dessin c’est la petite courbe en bas notée AE, pour audience en entier. Elle décrit le nombre de personnes qui ont vu au moins 90% du programme. Par définition, c’est zéro tant que 90% du programme n’a pas été diffusé. Toujours sur Arte en 2016 devant le film du dimanche soir, il y avait bien 911000 personnes, mais pas toujours les mêmes ce qui fait que seule la moitié, 466000 personnes, en avait vu au moins 90%. Au cinéma, la quasi-totalité des personnes qui ont pris un billet voient le film du début à la fin. Si un film a fait 2 millions d’entrées, il y a bien 2 millions de personnes qui l’ont vu. A la télévision c’est bien différent. L’audience en entier d’un programme est rarement supérieure à 60% de l’audience moyenne, et parfois plutôt le tiers. Il ne faut pas oublier non plus que les quelques études qui existent sur le sujet considèrent qu’un téléspectateur est loin d’être attentif pendant toute la durée d’un programme quel qu’il soit.

L’audience en entier et celle en cumulé ne sont pas des données standard de l’analyse d’audience, mais elles sont faciles à fournir par les outils disponibles chez les instituts de mesure. Elles sont encore considérées comme des données « pointues », alors que l’audience moyenne semble plus simple. Mais on peut penser qu’au contraire cette dernière est trop abstraite et, surtout, est strictement incomparable avec les instruments utilisés par les nouveaux acteurs numériques. Netflix par exemple comptabilise un spectateur s’il a regardé au moins 70% d’une vidéo, on n’est pas loin de la notion d’audience en entier.

D’une manière générale la télévision trouverait son compte à communiquer ses valeurs absolues. On peut l’illustrer en partant des audiences françaises de novembre 2018 où les 58,364 millions de téléspectateurs de plus de 4 ans avaient regardé la télé pendant 3h51 en moyenne par jour. Ça fait 224,741 millions d’heures. A 3 minutes la vidéo vue en moyenne sur les médias sociaux, la télévision française pèse autant que 135 milliards de vidéos vues par mois !

Recommandations :

1 : La part d’audience ne peut plus être le critère d’appréciation de la santé d’une chaîne. En particulier elle ne doit pas être un critère de succès d’une chaîne publique inscrit dans ses objectifs. La pda reste un outil interne indispensable pour les stratégies de programmation en mode linéaire, mais si on doit l’utiliser pour l’extérieur il est nécessaire de la calculer pour l’ensemble des offres vidéos qui sont en concurrence tant pour l’audience que pour les recettes publicitaires. En pratique, en intégrant donc l’audience de YouTube, Dailymotion, Netflix, OCS et Amazon Prime.

2 : Les chaînes publiques doivent se concentrer sur l’audience cumulée (reach), éventuellement décomposée sur certaines catégories socio-démographiques, en particulier les jeunes.

3 : Pour l’audience des programmes considérés individuellement, il est nécessaire de trouver des indicateurs qui soient communs à toutes les formes de télévision. L’audience en entier serait un bon candidat. En tout cas on ne peut plus se contenter du couple actuel audience moyenne pour le linéaire/vidéos vues pour le numérique.

Alain Le Diberder

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