Le destin des robots: punir, séduire, distraire, travailler. Mais jusqu’à quand?

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Le robot est une très vieille idée qui a mis plusieurs millénaires à se réaliser. Car pour qu’une machine fasse mieux que faire toujours la même chose, toujours de la même façon, donc fasse preuve d’un minimum d’autonomie il a fallu qu’elle comporte au moins un microprocesseur. Ainsi les robots, les vrais, sont bien les enfants de la révolution numérique. Mais leur cahier des charges avait été largement anticipé par la fiction, quoique pas par la science-fiction (voir plus bas). Les robots ont envahi depuis longtemps les écrans de cinéma. La liste de films de robots est devenu elle-même presque un genre et on en trouve facilement sur Internet certaines qui en proposent plus de cent (par exemple sur Senscritique, une liste de 189 films). Cependant à présent la réalité court vite derrière et parfois devant la fiction: les robots de Boston Dynamics, ex-filiale de Google, les robots tueurs de l’armée américaine, les prodiges de l’intelligence artificielle d’AlphaGo (Google là aussi) ou le système chinois de crédit social ne rougissent pas devant le cinéma. Un futur inquiétant? Sans doute mais également un riche passé.

2500 ans pour tracer le carré des robots

Dans l’antiquité deux créatures artificielles sont passées à la postérité. Le Golem, dans la tradition juive (Psaumes 139.16), est “un
un être artificiel humanoïde, fait d’argile, privé généralement de parole et dépourvu de libre-arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur
” nous dit Wikipédia. Beaucoup moins inquiétante, une seconde créature antique est une statue de femme, oeuvre du sculpteur chypriote Pygmalion. Il sculpte Galathée, en tombe amoureux et Aphrodite donne vie à la statue. Selon certains auteurs ce mythe serait très ancien et trouverait son origine dans la Libye berbère. C’est cependant le poète latin Ovide, dans les Métamorphoses, qui lui a donné sa popularité en l’an 01 de notre ère.
Voici donc déjà posés, il y a plus de deux mille ans, les deux premiers angles d’un carré dans les frontières duquel vont évoluer nos robots, : punir, avec le Golem, c’est-à-dire venir épauler ou se substituer à la défaillante justice des hommes, et séduire , avec Galathée, plus désirable que les femmes de chair de Chypre. Il ne faudra pas longtemps avant qu’apparaisse un troisième angle, en apparence plus anodin: distraire. Le mécanicien grec Phylon de Byzance, vers -200 avant JC, a écrit deux livres en partie conservés décrivant des automates. Ses travaux seront perfectionnés ensuite par Héron d’Alexandrie, mathématicien et mécanicien grec du 1er siècle. Il rédigea à son tour un traité intitulé “Des Automates” , qui fut semble-t-il l’inspirateur de nombreuses réalisations arabes ultérieures, dont des oiseaux siffleurs et animés dans les jardins de Bagdad. Le Musée des technologies des grecs de l’Antiquité montre plusieurs recréations de ces automates et notamment une servante, fièrement qualifiée de “premier robot conçu par l’homme”.

Mais pendant plus de mille ans, dans l’Occident chrétien en tout cas, on ne progressera plus, au contraire, dans cette voie.

Il faut alors attendre le XVIIème siècle pour assister à une double apparition, au théâtre et dans la peinture . C’est le moine espagnol Gabriel Téllez qui publie en 1630, sous le pseudonyme de Tirso de Molina, « L’invité de pierre », point de départ du mythe de Don Juan. Le fameux « invité de pierre », c’est la statue du Commandeur, tué auparavant par le séducteur. Par défi, Don Juan a invité la statue à diner chez lui. Celle-ci se rend à l’invitation et propose à son tour à Don Juan de venir dans sa demeure funèbre. Le séducteur ne se dérobera pas et l’homme de pierre l’entraînera vers l’enfer. Nous sommes bien encore dans la punition, la créature artificielle comme auxiliaire de justice.

Bracelli

Molière, en 1665, puis Mozart, en 1787, dans leurs chef-d’œuvres respectifs, reprendront cet humanoïde fantastique et imposant. Mais la statue du Commandeur est-elle déjà un robot ? Un peu, quoique très spécialisé, car elle n’effectue aucune autre tâche que celle d’accomplir le destin. Quelques années avant la pièce de Tirso de Molina, en 1624, un graveur florentin, Giovanni Batista Bracelli avait fait paraître un étrange recueil, les Bizarrie, qui montrait des personnages faits d’ustensiles ou de formes géométriques. Bracelli ne sera redécouvert que trois siècles plus tard, devenant vers 1930 une référence des peintres d’avant-garde. On est ici dans la distraction, dans le prolongement des automates de Bagdad.

Le joueur de flute de Vaucanson

Le XVIIIème siècle verra justement s’épanouir en Europe une véritable folie des automates avec des réalisations extrêmement complexes comme celle du joueur de flute de Vaucanson capable d’interpréter onze airs différents avec les mouvements de ses lèvres et un mécanisme soufflant l’air. L’historienne d’art Marielle Brie a créé un site remarquable dans lequel elle expose avec humour et érudition cette folie des automates, en Europe ou au Japon. Il ne faut pas rater par exemple son exposé du prodigieux cygne de Joseph Merlin.

En 1790, en pleine Révolution Française donc, François-Félix Nogaret publie un conte intitulé “Miroirs des événements actuels ou la belle au plus offrant” (disponible sur Gallica) dans lequel un dénommé Frankestein ( sans n au milieu) offre à la belle en question une statue animée, mais ici plutôt sympathique (elle distribue des pierres précieuses). La créature de Nogaret, comme Galathée, est dans la séduction. En revanche Marie Shelley dans son Frankenstien de 1818 optera cette fois-ci pour une créature beaucoup moins séduisante et clairement punitive. Le début du XIX) siècle voit d’ailleurs une floraison de récits de créatures artificielles, la plus célèbre étant l’automate Olympia dont tombe amoureux lNathanael, l’étudiant du conte d’Hoffman, l’Homme de sable en 1818. Prosper Mérimée écrit La Vénus d’IIlle, une nouvelle publiée en 1837 dans laquelle un jeune homme commet l’imprudence de passer une bague au doigt d’une statue qui ne va pas accepter qu’il épouse une autre femme. En 1883 à Florence Carlo Collodi publie Pinocchio , revisitant le mythe de Galathée, mais ici le bois remplace le marbre. La créature de Collodi, qui détestait les enfants, n’a pas l’innocence de son adaptation par Walt Disney, mais au contraire déploie des trésors de caprices et de nuisances pour les adultes. Trois ans après Pinocchio, le Français Auguste de Villiers de l’Isle d’Adam publie “L’Eve Future”, que l’on peut considérer comme décrivant le premier véritable robot au sens moderne du terme. L’Eve future reste cependant une pure Galathée. Mais aussi un sommet de la mysogynie. comme le résume Wikipedia: “le jeune Lord Ewald tombe amoureux d’une cantatrice très belle mais très sotte. Afin de remplacer cette femme dans le cœur du jeune homme, l’ingénieur Edison fabrique de toutes pièces une andréide qui ressemble physiquement à son modèle humain, mais qui lui est spirituellement bien supérieure.” Il semble que l’oeuvre ait également fait l’objet d’une adaptation au cinéma dès 1897, deux ans à peine après la première séance des frères Lumière, mais ce premier film de robot de l’histoire du cinéma est aujourd’hui perdu. A partir de 1906, notamment chez Vitagraph, les films d’une bobine montrant des automates plus ou moins autonomes vont se multiplier. En Grande-Bretagne, en 1910 The automatic Husband, comme son nom l’indique est le symétrique de l’Eve future . L’année suivante, The Automatic Motorist, inspiré du voyage dans la Lune de Melies, montre un robot conducteur d’un véhicule interplanétaire (jusqu’à Saturne).

Dans la décennie qui suit la première guerre mondiale on retrouve alors une nouvelle rencontre de la peinture et du théâtre autour du berceau des robots . En peinture, c’est Fernand Léger, dans sa période mécanique, notamment entre 1918 et 1923 : « Le mécanicien » ou « Dans l’usine » par exemple. Les surréalistes redécouvrent les Bizzarie de Bracelli. Puis survint la publication, en 1920, de RUR de Karel Capek, à nouveau une pièce de théâtre, et celle où apparaît pour la première fois le terme de robotc’est-à-dire travailleur en tchèqueLe carré des robots est enfin complet. il vient de trouver son dernier angle: travailler.  C’est que la société industrielle, laïque et sûre d’elle-même, n’ a plus besoin d’un auxiliaire de justice non-humain pour punir. Elle se méfie de la séduction comme de la distraction, et se concentre sur les choses sérieuses. Boulot-boulot, les robots doivent uniquement servir à quelque chose de productif.

Les robots du fordisme, ou le rêve érotique du capitaliste

Nous voici parvenus il y a un siècle, dans les années 1920. Il n’y a toujours pas de robots dans la réalité. On peut noter que la science-fiction, à laquelle on associe spontanément dans la pop culture contemporaine l’idée de robot, n’y est en fait pas pour grand-chose. Jules Verne avait bien prophétisé des machines faisant la guerre dans “Paris au XXème siècle“, mais ce roman, refusé par son éditeur, ne paraîtra qu’en… 1994. H.G. Wells est à peu près muet sur ce thème, du moins dans ses romans. Cela embête bien les historiens de la SF qui n’hésitent pas du coup à embarquer sous leur bannière Mary Shelley et Villiers de l’Isle d’Adam qui en auraient été bien surpris. De fait il faut attendre 1942 et les lois de la robotique d’Isaac Asimov pour que les revues américaines de SF s’emparent réellement du thème. Le cinéma, lui qui a toujours aimé les nouvelles technologies, n’avait pas eu cette timidité. Les robots de Karel Capek n’ont pas cinq ans que Fritz Lang, avec Metropolis (1926), les aborde de deux côtés. Ici, la mécanisation du travail ouvrier gomme la différence entre l’homme et la machine. C’est l’ensemble de la société qui est un robot. Mais le pouvoir sait aussi agir sur les désirs, et Maria, l’héroïne qui anime la révolte, peut être remplacée par Futura, un robot à son effigie. Cette fois-ci, plus question d’imagination pure: Fritz Lang, comme Léger ou les surréalistes qui redécouvrent Bracelli, entendent avant tout faire écho à la montée de la mécanisation de la société contemporaine. Mais Lang est le premier à occuper deux angles à la fois dans le carré des robots: travailler et séduire.

Futura

Les robots du XX° siècle d’avant la révolution numérique sont des créatures de ce que les économistes de la théorie de la régulation ont appelé le fordisme, une organisation de l’économie fondée sur les gains de productivité et leur distribution dans la société. Dans THX1138, le premier film de George Lucas (1971), les robots-flics qui poursuivent le héros-dissident s’arrêtent brutalement quand le coût total de la traque dépasse le bénéfice estimé de la capture. Les robots sont à l’usine, ou à la cuisine. Robby le Robot de Planète Interdite (Wilcox 1956) est un domestique qui fabrique du whisky ou sert de chauffeur. Ces machines observent scrupuleusement les trois lois de la robotique d’Asimov: ne pas nuire aux humains, leur obéir et protéger le capital investi dans leur carcasse. C’est-à-dire le salarié parfait rêvé par un capitaliste.

Le robot humanoïde, ce ringard

A partir des années cinquante, d’innombrables robots vont peupler le cinéma. Mais ils ne sortiront que très rarement de leur carré: punir dans Terminator, séduire dans Total Recall, distraire avec le C3PO du premier Star Wars, travailler dans Wall-E. Mais dans la multiplication vertigineuses des robots de cinéma on peut cependant relever trois directions innovantes explorées par les scénaristes.

La première est celle des machines-système. Ici le robot n’est plus une individualité plus ou moins humanoïde, mais un ensemble de machines en réseau, voire le réseau lui-même. Avec Alphaville (1965) Jean-Luc Godard fera d’Eddie Constantine un journaliste libérateur d’un futur lointain dominé par un dictateur-robot, Alpha 60. En 1992 dans Le Cobaye, Pierce Brosnan, avant de devenir James Bond, est projeté dans un réseau dont il deviendra à la fois l’âme et l’esclave. Dans Matrix (2001) c’est le monde tout entier qui est une machine, sans doute créée par l’homme mais on n’en est même pas certain. Mais le sommet pour l’instant reste Her (2013) de Spike Jonze où le “robot” dans le film n’est plus qu’une voix, celle d’un système d’exploitation.

La seconde direction est la mise en scène de machines désirantes, dans un sens différente de celui de Felix Guattari et Gilles Deleuze. Il s’agit ici de vraies machines qui ont de vrais désirs, non plus celui de punir comme le Golem, mais des désirs ayant les humains comme objet. Ici il y a donc inversion du rapport qui liait Pygmalion à Galathée. Dans l’étrange Generation Proteus (1977) une maison intelligente (et une chaise médicale) vont entreprendre de faire un enfant à Julie Christie. A la fin du StarTrek de Robert Wise (1980), la machine V-Ger prend une forme humaine pour s’unir avec un homme. Dans L’Homme Bicentenaire (1999), assez librement inspiré d’Isaac Asimov, le désir ultime du robot joué par Robin Williams est de devenir un véritable être humain.

La troisième voie consiste à s’affranchir de la forme humaine, constante pourtant dans les deux premiers millénaires de l’histoire des robots. A tout seigneur tout honneur, c’est en 1968 dans le chef d’oeuvre de Stanley Kubrick, 2001, qu’est proposée la plus magistrale percée. Ici la machine n’a plus besoin de singer l’homme, c’est le cas de le dire, elle n’a comme apparence que l’oeil rouge d’une caméra qui parle, mais elle est aussi l’ensemble du vaisseau qu’elle contrôle. Les robots ne sentent plus la sueur et le cambouis, ils sont à présent aussi immatériels que des programmes informatiques. Par la suite la carrosserie des robots va pouvoir se débarrasser de l’encombrant inconvénient des deux bras et deux jambes. Dès 1977 le R2D2 de Stars Wars est une poubelle de cuisine à roulettes, avant le superbe monolithe articulé d’Interstellar (2014).

Une certaine boucle sera bouclée avec les films dans lesquels les robots s’autonomisent totalement et vivent leur vie sans, ou à côté, des humains.
Dans ces films le plus souvent destinés au jeune public les robots parlent aux robots . Parfois il n’y a d’ailleurs plus qu’eux, comme dans le dessin animé sobrement intitulé Robots (2005), parfois ils se contentent de coexister dans un monde en quelque sorte parallèle dans les Transformers. Dans une étape suivante les humains essaieront sans doute désespérément de faire des signes aux robots pour leur rappeler leur existence. Ohé! Ohé! On est là! Hélas même l’hyperpuissance de l’intelligence artificielle de ces robots ne leur permettra plus de retrouver comment diable on faisait pour comprendre ce que disaient les humains. En 2020, le laboratoire FAIR de Facebook a réuni deux applications d’intelligence artificielle spécialisées dans le dialogue (des super “chatbots”) qui n’ont pas tardé à inventer un langage incompréhensible par l’être humain. D’ailleurs dans le film Her déjà cité, les systèmes d’exploitation finissent par se lasser des êtres humains, même de ceux qui les aiment. Après punir, séduire, distraire, travailler, il y aurait: ignorer.

Alain LE DIBERDER

PS: pour approfondir notamment les aspects historiques de la question on peut lire avec profit “A l’image de l’homme: du Golem aux créatures virtuelles” de Philippe Breton qui était paru en 1997 aux éditions La Découverte. L’ouvrage n’a pas vieilli, exagère l’importance historique du Golem, sur-estime le rôle de la science-fiction, à mon goût en tout cas, mais reste indispensable.

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