Amazon Prime: trois raisons de s’inquiéter

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Ce printemps, Amazon a racheté MGM et obtenu en France les droits de la Ligue 1 de Football. Une bonne nouvelle pour les anciens propriétaires du studio et pour le football français, en tout cas selon Vincent Labrune le président de la Ligue. Mais la bonne nouvelle pour certains n’en cache-t-elle pas d’autres bien plus mauvaises  pour tous les autres?

Amazon est une entreprise remarquable, partie de la vente à distance de livres, et qui aujourd’hui est le leader mondial du e-commerce, mais aussi du cloud avec AWS, du livre électronique avec le Kindle ou du boitier d’accès à la vidéo numérique avec la FireTV. Mais l’empire d’Amazon et de son fondateur va encore plus loin. Par exemple Imdb ou Twitch appartiennent à Amazon. Jeff Bezos, parfois l’homme le plus riche du monde, possède le Washington Post et a fondé l’entreprise spatiale Blue Origin. On peut voir sur le site Visualcapitalist une très impressionnante infographie des rachats d’entreprises réalisées par Amazon depuis ses débuts.

Le succès d’Amazon a été fondé selon ses détracteurs sur une exploitation de la main d’œuvre dénoncée par exemple en France par Jean-Baptiste Malet en 2013 dans son livre En Amazonie (disponible sur Amazon) ou plus récemment en 2021 par le journaliste américain Alec MacGillis dans le Système Amazon. Dénoncé également par une dizaine de syndicats dans le monde. L’optimisation fiscale est en outre une spécialité de pointe de la société. Le Guardian a ainsi révélé en mai dernier que l’entreprise avait réalisé 44 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020 en Europe mais, en localisant sa filiale européenne au Luxembourg, n’y avait payé aucun impôt. Mieux encore, elle bénéfice d’un crédit d’impôt.

Tout cela est exact, mais il est juste d’ajouter que le succès d’Amazon est surtout fondé sur une grande satisfaction de ses clients assise sur l’excellence de ses services. Avant même l’ouverture du service français, en 2000, Bertelsmann avait lancé BOL (Bertelsmann On lIne) en Europe allié en France avec Vivendi dans BOL (Books on Line). A l’époque Bertelsmann et Vivendi étaient beaucoup plus puissants qu’Amazon et possédaient en outre de très importants éditeurs de livres et de disques. Mais BOL, qui subsiste encore aux Pays-Bas après une succession de reventes, fut un échec retentissant. Amazon était moins cher, mieux fait, plus rapide.

L’entreprise a innové méthodiquement dans l’ensemble de la chaîne de vente, du marketing ciblé au packaging, de la gestion logistique au référencement de produits, de la gestion des comptes de clients au système d’affiliation qui rémunère les liens pointant vers son site, tout en développant un système sophistiqué de relations avec des vendeurs tiers. Elle figure en bonne place dans les manuels d’économie vantant les bienfaits de l’économie de marché fondée sur l’innovation et la concurrence.

Ce qui n’était cependant pas prévu c’est que ces qualités engendrent un tel monstre. La société valait en bourse 1750 milliards de dollars à la fin juin 2021, plus de trois fois la valeur cumulée des deux « géants » Disney et Netflix. Plus spectaculaire encore elle employait en 2020 plus de 1,3 million de personnes dans le monde à la fin 2020, chiffre en croissance de 63% au cours de l’année. Disney, malgré ses nombreux parcs de loisirs et sa présence planétaire n’emploie « que » 170.000 personnes, Netflix 9600. Pour trouver des effectifs plus nombreux dans une même organisation il faut se tourner du côté de deux ou trois grandes entreprises chinoises ou vers l’armée russe. Enfin son chiffre d’affaires a déjà atteint 386 milliards de dollars en 2020, en croissance de 38%.

D’ailleurs cette taille industrielle sans véritable précédent dans les marchés du grand public et la croissance non moins sans précédent de cette taille accentuent les risques d’intervention des autorités de la concurrence américaine. En conséquence Amazon investit  massivement dans le lobbying comme le montre le graphique suivant :

Tout cela dépasse largement le cadre de l’audiovisuel, mais pour ce domaine cependant, il existe trois raisons d’espérer que les pouvoirs publics, notamment français et européens, ne perdent pas de temps à attendre les décisions américaines pour agir vite et fort.

1 : La question du dumping et l’impérieuse nécessité de rendre publics les comptes d’Amazon Prime

En France le service Amazon Prime est proposé pour 49 euros par an ou 6 euros par mois. Quand le moment viendra de payer des taxes sur ce chiffre d’affaires (c’est en principe déjà le cas pour la taxe vidéo de 5,15% depuis janvier 2020), Amazon va expliquer, à raison, que le service Prime est un ensemble complexe dans lequel la vidéo n’est qu’une partie. A peine un euro par mois, peut-être deux.

Mais alors comment Amazon fait-il pour rentabiliser ses investissements dans les contenus ? Selon Variety la firme a investi en 2020 11 milliards de dollars dans les contenus pour son service Prime (en incluant la musique) et son « coût de grille » pour 2020 était de 6,3 milliards de dollars. Selon les chiffres dévoilés par Jeff Bezos en commentant les résultats de 2020 Prime comptait environ 175 millions d’abonnés en moyenne en 2020. Aux Etats-Unis le service est vendu deux fois plus cher qu’en Europe (119 dollars par an ou 13 dollars par mois), mais il existe de nombreuses possibilités de réductions, pour les étudiants par exemple c’est moitié prix. Les recettes globales pour les abonnements à Amazon sont de 25,21 milliards de dollars en 2020. Mais il existe d’autres formes d’abonnement que Prime (KIndle, Audible, Music, par exemple). Pour la partie vidéo il n’existe pas de chiffres. Les trois quarts des recettes d’abonnement sont réalisées aux Etats-Unis où, compte tenu de la faible qualité des services postaux, Prime est surtout perçu comme un service de livraison rapide.

Ces chiffres conduisent alors à deux conclusions, toujours au niveau mondial :

A : Le service vidéo n’est sûrement pas rentable, compte tenu des coûts qu’il entraine (acquisition de contenus, bande passante, exploitation technique notamment) il s’agit donc d’une dépense de marketing destinée à accroitre les ventes des autres produits et financé par la marge sur ces ventes et non par ses recettes propres. Rien d’étonnant à cela, Prime a plusieurs fois été présenté crûment ainsi. Mais vendre structurellement à perte un service qui à des concurrents s’appelle du dumping. Selon Business Insider la banque JP Morgan a estimé que le service coûtait en réalité 785 dollars par an et par abonné.

B : Il est possible d’argumenter que le service pourrait un jour être rentable, et que ses investissements dans les contenus suivent la même courbe que par exemple ceux de Netflix. Mais c’est déjà difficile à rentabiliser pour un prix d’abonnement de 13 euros par mois, cela devient grotesque si on explique en Europe que le service vidéo vaut 1 euro par mois ou même deux, et même six.

En France la récente acquisition des droits du football va poser le problème d’une manière encore plus claire. Soit le service du foot est inclus dans la souscription de base d’Amazon Prime et alors le cas de dumping est encore plus clair qu’il ne l’est au niveau mondial. Amazon a certes repris le lot jadis vendu à Mediapro pour le quart du prix mais le quart du prix ça ne fait toujours pas zéro. Soit Amazon en fait un service à part avec un prix identifié et alors ce prix donnera une indication de ce que doit valoir l’autre partie vidéo d’Amazon Prime.

Dans tous les cas de figure, il sera important au minimum, dans le cas où Amazon continuerait à avoir le droit de faire du dumping d’imposer la publication des comptes séparés d’Amazon Prime. Netflix publie ses comptes, Disney, Sky ou Canal+ aussi. Comment peut-on imaginer qu’une concurrence réelle fonctionne si certains publient leurs comptes et d’autres non ?

2 : La question des données personnelles

On entend dire parfois (Christophe Barbier sur France 5 par exemple) qu’il faut se méfier des « plateformes » car elles accumulent des données personnelles sur le moindre fait et geste de leurs utilisateurs pour en faire ensuite le commerce. Le mot « plateforme », comme celui de « Gafa » permet à des orateurs qui ignorent l’essentiel du sujet de s’indigner ou parfois de s’émerveiller. En réalité il y a trois cas, et Amazon figure dans le pire. D’abord le cas des services qui n’ont pas de publicité ni ne revendent leurs données, c’est celui de Netflix et d’Apple. Ici le problème est sans objet, les opérateurs utilisent bien leurs propres données mais pour améliorer leur chiffre d’affaires au sein de leur propre système. Le deuxième cas est celui de Google et de Facebook qui collectent bel et bien énormément de données personnelles, sans information réelle des usagers, et en revendent l’usage, mais à des tiers, des annonceurs. On notera qu’en contrepartie ces services sont gratuits. Enfin il y a le cas d’Amazon qui non seulement collecte des données, accueille de la publicité mais surtout qui vend directement, elle-même, des produits. L’aplatissement de ces différents modèles dans le terme unique de Gafa est particulièrement dommageable. Il serait en tout cas nécessaire de faire une place à part au cas d’une entreprise qui non seulement écrase ses concurrents dans l’audiovisuel par le dumping mais en outre accumule des milliards de données au passage pour cibler directement ses ventes de produits.

3 : La taille importe

Il y a une grande naïveté à considérer que sur le marché du streaming tous les concurrents se valent et doivent être traités de la même manière selon le principe libéral du « level playing field » qui devrait se traduite en principe par « l’égalité des chances ». Que se passera-t-il dans cinq ans quand Amazon et ses 3 millions de salariés expliquera aux Etats qu’il est le principal employeur privé dans leur territoire et qu’en conséquence il ne faut pas l’embêter ? Délire complotiste ? Amazon a promis de créer 3000 CDI en France en 2021, portant ses effectifs permanents à 15400 emplois, sans parler des livreurs. Il faut se souvenir de la scène initiale des Oiseaux de Hitchcok. Tippi Hedren se retourne et il y a un oiseau. Elle attend et se retourne à nouveau et il y a trois oiseaux. Elle ne s’inquiète toujours pas mais à la fin il y a des centaines d’oiseaux qui vont la menacer. Un jour ce sont les droits du foot, un autre 3000 CDI créés, un troisième la promesse de financer des films français. Et si Amazon retournait non seulement sur le marché du smartphone (un de ses rares échecs en 2015 avec le Fire phone) mais aussi sur celui des télécoms. Avec Prime++ vous auriez un accès internet à très haut début, plus besoin de box, une Fire TV suffirait et si vous acceptez les publicités le tout sera gratuit. Que pèseront le CSA, le CNC ou leurs homologues européens quand Amazon proposera ses propres règles de régulation des contenus ?

Certes ces menaces sont des conjectures. Mais serait-il plus crédible de penser qu’une entreprise qui a accru ses effectifs de plus de 60% en 2020 va sagement se contenter dans la décennie qui vient de ses pauvres 386 milliards de chiffre d’affaires de 2020. A quel niveau de taille va-t-on enfin cesser de croire que les chapitres sur la concurrence des manuels de micro-économie restent pertinents ?

Conclusion :

La première décision nécessaire serait de soumettre l’autorisation d’Amazon à exploiter un service audiovisuel à la condition de la publication des comptes de ce service.

Si ces comptes montraient qu’il s’agit d’un cas de dumping caractérisé, le service étant structurellement déficitaire et financé par les profits réalisés dans d’autres activités, il faut non seulement l’interdire mais demander à l’entreprise de dédommager ses concurrents lésés.

Enfin plus généralement l’Europe devrait prendre les devants ou au moins soutenir activement les efforts américains pour limiter la taille de cette entreprise.

La récente publication du décret transposant la directive SMA qui cherche à faire entrer  « les plateformes » dans l’écosystème audiovisuel français comporte, entre autres défauts, celui de ne pas faire de distinction entre les acteurs réellement audiovisuels (Netflix, Disney) et les prédateurs extérieurs au domaine ‘(Amazon, Apple).

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1 réflexion au sujet de « Amazon Prime: trois raisons de s’inquiéter »

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